Information juive, avril 1993, par Catherine Chalier
Voyage dans les textes de la Cabale
Les philosophes comme les cabalistes juifs ont souvent eu le souci de trouver les raisons des commandements (mitsvot). Cependant alors que les premiers, tel Maïmonide, cherchaient leur justification dans les effets positifs que leur observance exerçait sur l’homme, les seconds s’intéressaient bien davantage à l’action des œuvres humaines que sur la divinité elle-même. C’est cette perspective que Charles Mopsik examine dans ce livre en proposant au lecteur un ensemble remarquable de textes cabalistes, pour la plupart inédits, destiné à montrer combien la pensée d’une possibilité pour le juif d’agir sur Dieu, par le rite et les œuvres, c’est-à-dire la théurgie, a marqué le judaïsme.
La limite entre théurgie et magie n’est pas toujours claire ; toutefois, contrairement à la magie, la théurgie n’exerce pas de contrainte sur Dieu, elle se soumet à sa volonté en accomplissant les actes qu’il demande. Déjà, dans la Bible, la pratique des sacrifices relève, selon certains rabbins, d’une telle interprétation. Depuis la destruction du Temple, prières et rites d’une façon générale viseraient à attirer la puissance divine sur le monde et à rétablir dans l’histoire la plénitude du Nom. L’action théurgique, comme l’enseigne l’école de Rabbi Isaac l’Aveugle, s’inscrit dans le dynamisme du don et du contre-don qui assure la permanence d’un échange entre Dieu et la société, échange nécessaire à l’un et à l’autre. Accomplir une mitsva équivaut donc à assurer à Dieu une demeure ici-bas, voire à « produire » sur terre un aspect divin. Cette attitude vise à lutter contre le retrait d’un Dieu qui, sans les hommes, s’éloigne toujours davantage. C’est désormais le rôle de chaque individu, par son observance des mitsvot, d’accomplir la mission historique attribuée par les prophètes au peuple d’Israël : « L’histoire sainte et son eschatologie se jouent au quotidien. » Respecter la Loi dans le moindre de ses détails, équivaut, pour le juif, à rendre à la Chekhina, à la présence divine, une dignité qu’elle a perdue depuis qu’elle a suivi Israël en exil.
L’idée de théurgie suppose une divinité sensible aux œuvres des hommes et subissant les aléas de leur conduite. Comment alors concilier cette passivité avec l’idée de perfection, d’immuabilité et de toute-puissance divine ? Telle est la difficulté majeure à laquelle se heurtent les Cabalistes. La ligne de force de leur réponse s’inscrit dans l’idée que l’action humaine ne touche, négativement ou positivement, que le plérome divin – le monde des dix Sefirot ou des dix émanations – mais non la déité mystérieuse, l’Infini ou En Sof, source impassible et intarissable, d’où toute réalité procède. Ainsi le leitmotiv cabaliste de l’éveil des puissances d’En Haut par l’action des hommes, En Bas, comme l’idée de l’attirance ici-bas de la présence divine grâce à l’accomplissement des mitsvot, doivent-ils se comprendre dans cette perspective : cette action porte sur le plérome, sur le monde des Sefirot, mais non sur l’En Sof. La plupart des Cabalistes expliquent la possibilité de cette action par une homologie de structure entre l’homme – fait à l’image de Dieu – et ce plérome, en soulignant également la continuité dynamique qui relie entre eux tous les niveaux de l’être. À un Dieu qui pouvait sembler lointain, voire inaccessible, au cours de l’histoire, cette conception substitue donc un Dieu qui se laisse attirer sur la terre par les rites et par les actions humaines. Du même coup, comme l’enseigne par exemple Rabbi Moïse Cordovero, une immense responsabilité pèse sur le juif et particulièrement sur le dévot : responsabilité pour le monde et pour Dieu lui-même. Il existe en effet une conception encore plus radicale de la théurgie : celle qui vise à « faire Dieu ». La divinité aurait besoin des hommes pour exister, c’est pourquoi, ultime passivité, elle se laisserait faire par eux.
Le discours théurgique, remarque Charles Mopsik, « est le fruit de la rencontre entre la magie populaire, l’exégèse rabbinique et la philosophie néo-platonicienne ». Le très riche parcours qu’il propose dans ce livre à travers les textes des cabalistes vérifie cette proposition ; il permet de découvrir comment, selon eux, les œuvres peuvent seules apporter le salut, aux hommes et à Dieu même. Certains, animés d’une autre vision du judaïsme, peuvent être heurtés par les audaces des cabalistes et l’imagination étonnante dont ils font preuve pour penser les relations entre le divin et l’humain. Mais, selon l’auteur, « la religion juive est constituée de la totalité des phénomènes religieux qui appartiennent à son histoire, c’est-à-dire à sa réalité temporelle et sociale ». Les textes présentés font partie à coup sûr de cette réalité ; on peut toutefois se demander si la critique faite par Charles Mopsik des conceptions « plus raisonnables » de la religion est pertinente dès lors qu’elles appartiennent, elles aussi, à l’histoire du judaïsme.