Libération, 30 mai 2013, par Blaise Gauquelin (à Vienne)
Carinthien vaut mieux que deux tu l’auras
Josef Winkler, pourfendeur de l’extrême droite autrichienne, rend hommage à ses parents.
Ce jour-là, Josef Winkler se présente entièrement habillé en orange. Euphorie printanière ? Non. L’excentrique de Klagenfurt, longue silhouette, porte encore le deuil de sa mère. Presque nonagénaire, elle est morte banalement, des suites d’une chute, à la ferme familiale de Kamering, lieu-dit situé en Carinthie, la région du sud autrichien qui a porté le tribun raciste Jörg Haider au pouvoir. Winkler est un auteur majeur de l’Autriche contemporaine. Il est connu pour régler furieusement ses comptes, de livre en livre, avec les siens et le village de son enfance, sans se soucier des conséquences.
Apaisement
D’une voix douce et monocorde, il raconte qu’en Inde, où il s’est rendu douze fois, les cadavres des croyants hindous sont recouverts de guirlandes d’œillets – orange, justement – avant la crémation. « C’est une belle couleur, dit-il. Et j’ai obtenu de mon éditeur qu’elle soit aussi celle de la couverture de mon roman. L’ouvrage est conçu comme un bouquet déposé sur la tombe de ma mère. » Mutter und der Bleistift (« Mère et le crayon ») est un petit livre de deuil, un hommage post-mortem bienveillant, truffé d’allusions à la poétesse viennoise Ilse Aichinger et à Peter Handke, un autre Carinthien célèbre. Josef Winkler, qui a déjà publié une vingtaine de fois, les a relus tous deux lors de ses voyages à Lagrasse, en France, à Puna, à 140 kilomètres de Bombay, et à Kie ; grâce à eux, pour parler de sa mère, il a trouvé ses mots à lui. « C’est étrange, remarque-t-il devant son thé, assis au fond d’un café viennois suranné, je ne peux plus écrire sur ma famille et mon village qu’en voyageant. »
Kamikaze
En 2007 déjà, le lauréat du prix Büchner, la principale distinction littéraire allemande, a livré un beau texte sur son père, un homme autoritaire, personnage central de son œuvre, mort à 99 ans. Requiem pour un père et Mutter und der Bleistift sont deux volumes d’apaisement, de réconciliation, après des flots de haine et de reproches. Jusqu’ici, le fils de paysans avait labouré, de son style kamikaze, cette Autriche des costumes en loden, pétrifiée de mauvaise conscience chrétienne et engoncée dans des rituels religieux morbides, qui dévore ses enfants. Mais soudainement, dans son tribunal littéraire, il ne trouve plus la force de condamner sa mère. Ce dernier livre se démarque par un ton lumineux, moins macabre. Il dresse le portrait de Maria, surnommé « Mitzele », paysanne stoïque, mère de six enfants, qui boit de l’eau bénite et avale aussi, pour échapper au monde rural, asphyxiant et asservi à l’autorité patriarcale, des psychotropes en nombre. « À la guerre, ma mère a perdu ses trois frères et la parole, explique l’auteur de la Carinthie sauvage. Elle avait dix-huit ans. L’un est revenu de Yougoslavie en plusieurs morceaux, les deux autres sont restés prisonniers de la terre gelée du front russe. Depuis, c’est une femme silencieuse. » Petit, Winkler se réfugie dans les rites de l’Église. Il assiste le curé durant les enterrements, hume les chrysanthèmes dans les brumes du cimetière. Dans cette maison muette, il a toujours un stylo avec lui. « Vas-tu prendre le crayon dans la jolie main ! » lui crie souvent sa mère, en hachant la livèche ou en dépeçant la viande saignante. « Aujourd’hui, même au foot, s’exclame l’écrivain, je tire du gauche ! Je ne me sers de ma main droite que pour écrire. »
Désormais sexagénaire, orphelin réconcilié, le gaucher contrarié va-t-il trouver la paix ? D’autant plus que, depuis sa sacrée rouste aux élections de mars, l’extrême droite, qu’il attaquait systématiquement dans des lettres ouvertes à la violence inouïe, ne règne plus en Maître sur le sud de l’Autriche. « Je ne sais pas ce que je vais écrire demain, dit Josef Winkler. Pendant les deux jours qui ont suivi les élections, j’ai eu l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Mais, ensuite, j’ai très vite éprouvé du soulagement. Je suis content de ne plus devoir jouer les petits pamphlétaires de service. » A-t-il encore alors sa place en Carinthie banalisée, cet imprécateur impénitent ? Oui. Pour justifier sa réponse, il paraphrase, avec un peu de coquetterie, un autre grand écrivain, bavarois lui, et nommé Herbert Achternbusch. « Cette contrée m’a détruit, dit-il, Mais je reste, jusqu’à ce qu’on le lui notifie. »