La Liberté, 22 août 2015, par Alain Favarger
Deux Russes à l’avant-garde
Andreï Baldine. Dans un essai dense, l’architecte moscovite montre comment Karamzine et Pouchkine ont fait de la langue russe l’instrument d’une littérature en mouvement.
L’espace ouvert aux essais s’est réduit dans le champ littéraire. Le public les boude et n’a d’yeux doux que pour le roman, cette Chimène sans âge, choyée de l’édition. L’imminente rentrée littéraire en sera une nouvelle illustration. Et pourtant sans le temps de la réflexion et de l’analyse, il deviendrait difficile d’avoir une vision d’ensemble de la production littéraire comme des courants qui la traversent.
L’essai de l’architecte et graphiste moscovite Andreï Baldine, paru il y a peu, est à marquer d’une pierre blanche. Proche de Vassili Golovanov et du groupe Journal de voyage, il est à l’origine de belles flâneries sur les traces des écrivains de son pays. Mêlant approche géographique, histoire politique et culturelle, il s’attache à sonder le vaste domaine littéraire russe. Dans son premier livre traduit en français, aussi instructif qu’exigeant, il tente d’en décrypter un moment décisif. Quand, sous l’impulsion de deux écrivains majeurs, Nicolas Karamzine et Alexandre Pouchkine, cette littérature se donne de l’air. Et s’extirpe de son centre, en l’occurrence Moscou, pour se tourner vers l’immensité des steppes. Avant de revenir à l’ancienne capitale, cœur battant de l’âme russe.
Périple vers l’ouest
On est entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1820. À partir de son point d’origine, Moscou, à cheval entre Orient et Occident, ces deux écrivains, chacun à leur manière et dans un contexte différent, ouvrent la littérature russe à de nouveaux horizons. À de nouvelles intonations, à de nouveaux rythmes, de nouveaux mots. C’est le prolongement du point, l’ouverture de la prose comme de la poésie à un continent insoupçonné, à des paysages « parlants ». Comme si enfin la magie d’une langue, toute sa beauté intime et mélancolique, apparaissait en plein jour.
Et Andréï Baldine de nous entraîner dans ce processus de maturation aboutissant à l’épanouissement de l’une des plus grandes littératures européennes. On suit ainsi Nicolas Karamzine (1766-1826) dans son périple vers l’ouest. Fasciné par la langue allemande, sous l’influence de Lenz et de Goethe, il en fait un modèle pour rajeunir le russe. Ses Lettres d’un voyageur russe, l’un de ses livres majeurs, le montrent sillonnant l’Europe, rempli de l’idée de « transformer la conscience russe en un cristal ». La pureté de la langue de Goethe pourrait en être le révélateur. Ébloui, Karamzine arpente l’Allemagne rêvant d’en finir avec le confinement russe.
Il poursuit son voyage et sa quête du Graal vers le Rhin, les Alpes, la Suisse. Mais la rugosité des dialectes suisses comme l’étroitesse boutiquière des Helvètes le déçoivent. Le paradis espéré paraît bien terne. Karamzine passe six mois à Genève, espace statique de repos, voire d’hibernation où il médite sur l’ennui avant de foncer vers Paris « pour voir le présent ». La révolution qui y gronde pique sa curiosité. Il la regarde comme un spectacle avant d’en être terrifié. Et de filer en Angleterre se rafraîchir l’âme. Au terme de son long périple, Karamzine n’est pas devenu un autre homme. Mais l’esprit vif, condensant ses impressions pour en garder le suc, le voilà prêt à ouvrir de nouvelles pistes. Il se lance dans l’édition de deux revues, écrit La Pauvre Lise (1792), une nouvelle qui deviendra l’étendard de tous les Moscovites admirateurs de l’Europe. Y apparaît la première héroïne passionnée de la littérature russe. Avec Karamzine, en instigateur de la modernité, un espace plus grand s’est ouvert « dans la cathédrale en construction de la prose russe ».
L’apport de Pouchkine (1799-1837) est lui aussi décisif. C’est, un peu plus tard, celui d’un jeune poète exilé à deux reprises par Alexandre Ier, d’abord dans le sud de la Russie, puis à Mikhaïlovskoié, dans le froid et la déréliction du nord, près de Pskov. Isolé, loin de son cercle proche des futurs décembristes et de la vie turbulente qu’il a menée à Saint-Pétersbourg, il rentre en lui-même. Et se donne comme mission de remplir de mots la beauté immémoriale de la terre russe. Le paysage comme un sein maternel, le souvenir de la mer devenue une image clé, « porteuse du désir d’une langue nouvelle », il y a là comme une métamorphose. À sa manière, Pochkine réenchante le russe, lui réinsuffle du sacré. Dans sa traversée du désert à Mikhaïlovskoié, il a lu la comédie de Griboïedov, Le Malheur d’avoir eu de l’esprit, et les volumes, tout juste parus, de l’Histoire de Karamzine sur le règne d’Ivan le Terrible.
À la place du paysage austère de Mikhaïlovskoié, recouvert de neige comme un linceul, s’est ouvert à lui « le paysage intérieur de l’histoire russe ». Un paysage en mouvement, certes formé de mots, mais « beaucoup plus éclatant et vivant que le réel ». Il a renoué avec la vieille Russie, se cherche un nouveau style, écrit Boris Godounov, redonne son caractère sacré à sa langue. Rentré en grâce en 1826 lors du couronnement de Nicolas Ier, à Moscou, où il n’avait pas mis les pieds depuis quinze ans, il y sera fêté par la jeunesse, emballée par l’aisance de son verbe. Andréï Baldine y voit aussi l’élévation de Moscou comme capitale littéraire du pays. Une prééminence confirmée plus tard par un Tolstoï hanté également par cette ville, y dessinant à plaisir les contours de l’âme russe.