La Gazette de la librairie du MuCEM, octobre 2015, par F.C.
Mathieu Riboulet a huit ans en Mai 68, douze en 1972 lors de la mort de Pierre Overney, ce militant de la Gauche prolétarienne tué par un vigile de Renault, dix-huit ans en 1978 lors de l’assassinant d’Aldo Moro par les Brigades Rouges. Autant de dates, symboles et significatives dans l’éveil politique de Mathieu Riboulet, qui habitent et reviennent sans cesse hanter Entre les deux il n’y a rien. Il fut le témoin d’un entre-deux : de cette période située entre les luttes contestataires de Mai 68 et les années 1980 marquées par le cynisme et l’apparition de l’épidémie du sida. L’agitation des années 1970 mènera à une impasse et nombreux sont les protagonistes de l’époque qui l’ont depuis renié et la dénigrent ouvertement. On peut d’ailleurs penser que c’est l’une des raisons qui pousse Mathieu Riboulet à écrire ce texte : rendre hommage et justice à ces personnes qui se sont engagées politiquement durant ces années-là et dont les questionnements sont toujours d’actualité.
« Je me refuse absolument à faire comme si rien ne s’était passé, comme si de 1967 à 1978 il n’y avait pas eu au cœur même de l’Europe en paix cette déflagration de violence qui laissa dans les rues des centaines d’hommes et de femmes abattus comme des chiens. »
La prise d’otage aux Jeux Olympiques de Munich, Pierre Overney, Aldo Moro, Pier Paolo Pasolini, et tous les autres, « tous abattus comme des chiens. » Cette sentence répétée, martelée, scandée, tant de fois, comme pour honorer les morts et contraindre les vivants à se souvenir. « On tue dans les rues pacifiées ces gamins qui ont en travers la gorge d’être les fruits de ça : la guerre oblitérée et la course à l’oubli, rebaptisées prospérité. » Lors de ces années, l’Europe réunie et née des cendres de la Seconde guerre mondiale, connaît une période de violence larvée et étatique. Mathieu Riboulet s’interroge sur les différents moyens d’action du militantisme d’extrême gauche lors des années contestataires : pourquoi en Italie avec les Brigades Rouges, et en Allemagne avec la Fraction armée rouge, prend-on les armes et entre-t-on dans la clandestinité ? Et pourquoi dans le même temps la France suit-elle une autre voie et bascule dans l’action violente?
Mathieu Riboulet n’a pas pris part à la lutte politique, du moins pas directement. Il entre en lutte par le corps, le sexe se révélant être une arme et le symbole d’une intarissable soif de liberté. On assiste non seulement à la naissance d’une certaine conscience politique mais aussi sexuelle. Les deux sont intimement liées voire nouées, entremêlées : « Nous allions donc ici et là abriter nos amours, plutôt, pour être honnête, nos corps à corps rageurs, incendiaires, infinis, c’’est-à-dire nos amours, le mot finalement juste, et les mêler de près aux réflexions brûlantes nées de la confusion qui nous environnait.»
L’éveil des sens et de l’engagement politique sont concomitants et seront les deux piliers de ses années de jeunesse. Pris à bras, vécus pleinement, sans restriction, portés par le désir de vivre et par cette farouche volonté de jouit du moment. Mathieu Riboulet s’est donc jeté à corps perdu, tout d’abord avec Martin à l’âge de quinze ans, puis plus tard, à dix-huit ans, avec Massimo, dans la lutte des classes et des corps. Avec eux, il découvre le désir homosexuel, la jouissance, l’abandon de soi dans les bras et le corps des hommes mais aussi le combat politique. Le sexe et l’action politique sont à ses yeux indissociables (« Conscience sexuelle et conscience politique c’est tout un, être pédé ça vous déclasse en un rien de temps.»). Entre les deux il n’y a rien est un triptyque qui mêle souvenirs d’enfance, de voyage et d’événements historiques. Ce n’est pas ce que l’on peut appeler un roman dans sa dénomination la plus commune, il s’agit d’un texte hybride à la frontière du récit de formation et de la fiction ; la chronologie et la temporalité y sont déconstruites et les codes brisés. Le tout forme un extraordinaire témoignage sur une époque, un récit d’apprentissage d’une beauté et d’une force renversantes et une œuvre fictionnelle à l’écriture épurée. Quand la lutte contestataire est étouffée, que le sida fait son apparition, Mathieu Riboulet trouve un refuge dans les mots et reporte tout son engagement et sa rage dans la littérature.
Parrallèlement à la sortie d’Entre les deux il n’y a rien, paraît, toujours chez Verdier, un recueil de six portraits intitulé Lisières du corps. De Murat, masseur dans un hammam à Istanbul, à l’éphèbe d’un sauna de Cologne, à Inti représenté sur une photographie, Mathieu Riboulet convoque des apparitions, rêveries, fantasmes, rencontres furtives et invite à la contemplation et à l’abandon. Dans une langue poétique, il parvient à somptueusement représenter le désir et la fascination pour le corps, masculin plus particulièrement. « Il faut avoir la force de s’arracher de là, de quitter la splendeur, de renoncer à elle, c’est-à-dire de rester rivé aux longs étiages où nous a déposé le désir éveillé. »