Livres hebdo, 19 septembre 2008, par Jean-Maurice de Montremy
Issu des Alpes de Carinthie, Josef Winkler s’est imposé comme l’un des principaux auteurs de langue allemande. Après avoir fait découvrir ses œuvres récentes, Verdier revient à ses débuts tumultueux.
« Aujourd’hui, tandis que j’écris, c’est l’Avent, et à chaque saison je me replace dans la saison de mon enfance et de ma jeunesse et j’écris à la rencontre du passé. » Ainsi Josef Winkler, dans les premières pages de Langue maternelle, résume-t-il sa méthode. Celle de ses débuts : ce livre date de 1982. Les éditions Verdier ont fait découvrir l’Autrichien avec des textes plus récents comme Le Serf (1987, traduit en 1993) puis sa violente évocation de Naples dans Cimetière des oranges amères (1990 ; 1998) ou son errance parmi les bûchers funèbres de Bénarès : Sur la rive du Gange (1996 ; 2004).
Né en 1953 dans une ferme des Alpes de Carinthie – l’Autriche profonde des extases et des effrois baroques – Josef Winkler procède, en effet, dans Langue maternelle, par nœuds de vibration. Les acousticiens désignent ainsi le point fixe où se recoupent inlassablement les ondes qui se propagent dans des sens opposés, comme il advient de l’orgue sous les voûtes d’une église. Ainsi saute-t-on dans ce roman d’une scène à l’autre, enfance ou jeunesse, produisant toutes sortes d’ondes vibratoires, de fantasmes ou de fantaisies.
La phrase juste citée, par exemple, s’enchaîne sur l’évocation d’enfants qui jouent dans un bac à sable : « Je m’imagine m’approchant d’eux. L’un des enfants veut me chasser, l’autre veut que je joue avec lui. » L’écrivain, aimant le sens opposé, s’adresse à celui qui le chasse. « À l’époque, j’avais trois ans, et toi aussi maintenant tu as trois ans. Imagine quelqu’un qui te soulève et te montre ta grand‑mère dans un cercueil décoré de buis. Imagine, ta mère te soulève et tu me vois, moi, étendu dans ce cercueil décoré de buis. Tu veux me réveiller et me dire Viens avec moi faire des pâtés de sable et construire châteaux et forteresses… »
Commence alors une variation sur le sable, la grand-mère morte, les contes, les images de la ferme natale, du corps de sa mère, du bétail, de l’imagerie catholique, d’une paysannerie sur le déclin. C’est une empoignade avec la matière, les matériaux, les pulsions, les imaginations, la plus fine culture, la théologie, le blasphème, le lyrisme…
Josef Winkler voyage dans sa « langue maternelle » à la manière d’un Petit Poucet qui se repère de caillou en caillou, de souvenir en souvenir. Mais d’un bond à l’autre se précipitent révoltes et désirs, sans cesse ramenés à cette résistance contre la Carinthie des origines entre cruautés ou voluptés religieuses, haines animales, entêtements butés et découvertes avides. Déjà le garçon perçoit les échos lointains du monde moderne, d’une autre sexualité, d’une autre morbidité, d’autres impasses, d’autres extases, d’autres ressentiments.
Josef Winkler se réclame à juste titre de Genet mais aussi de Julien Green. On songe au jeune Rimbaud se débattant avec sa mère. Winkler cite, en exergue, un extrait du De profundis de Wilde dont Langue maternelle semble l’imposante variation : « Jésus a toujours aimé le pécheur voyant en lui ce qui s’approche le plus de la perfection humaine. Il n’avait pas pour premier désir de réformer les gens, pas plus qu’il n’avait pour premier désir de soulager la souffrance […]. Il considérait le péché et la souffrance comme beaux en soi, comme choses saintes et modes de la perfection. »