La Montagne magazine, 26 décembre 2004, par Daniel Martin
Josef Winkler, maître provocateur
Dans la grande tradition autrichienne, Josef Winkler a sa place, l’une des premières.
La récente nobélisation d’Elfriede Jelinek incitera peut-être les lecteurs à se tourner plus souvent vers la littérature autrichienne qui a cette particularité de produire de grands auteurs sans en tirer de réels profits. Les succès de Thomas Bernhard ou Peter Handke n’ont en rien rejailli sur d’autres de leurs compatriotes, pourtant de grande qualité, tel Josef Winkler auteur d’une dizaine de textes et romans dont la moitié est disponible en France où il reste passablement méconnu des amateurs de belle littérature. La parution de Sur la rive du Gange sera peut-être l’occasion de changer d’état d’esprit pour enfin se plonger dans cette œuvre qui, si elle creuse la mémoire nationale autrichienne, voyage aussi, à l’image de son auteur. Josef Winkler est né en 1953, en Carinthie, une province devenue depuis la terre d’élection du militant d’extrême droite, Jorg Haïder. C’est ici qu’il a décidé de mener son combat en s’imposant tel qu’il est, homosexuel et athée, pourfendeur de fausses bonnes consciences et d’encombrantes traditions.
Tout un matériau qu’il connaît assez bien pour avoir grandi dans une famille de paysans. Son village natal à la forme d’une croix. La population telle qu’il la décrit est composée de paysans bornés et silencieux, de plus soumis à la volonté de prêtres effrayants tout au service d’une église rétrograde, humiliante, que l’on dirait moyenâgeuse. Sous ce ciel très lourd, la vie se déroule de la naissance à la mort, au rythme des cérémonies religieuses et des prières obligées pour gagner un paradis peut-être incertain, mais loin de cet enfer. C’est sûrement dans Le Serf qu’il a le mieux dépeint cette ambiance. Récit de l’enfance d’un homme qui déteste trop son village, sa famille pour les quitter. Il peint ses parents, ses proches et leur per sonnel : l’immense brutalité qui habite chaque geste, chaque parole, au nom de Dieu.
On le retrouve ce village dans Quand l’heure viendra, où il reprend une vieille tradition locale, celle qui consiste, pendant l’été, à badigeonner les bêtes d’un brouet puant pour en éloigner les insectes. Une potion composée de cadavres d’animaux décomposés. Ce qui le conduit à reprendre toutes les paroles perdues des ancêtres morts, toutes ces vies détruites au nom de principes obsolètes.
Lui se place toujours seul face à eux, les siens, ses concitoyens. Il leur impose sa prose et ses différences. Il les provoque et les invite à vivre. Autant dire qu’il n’est pas toujours apprécié – bien que paradoxalement très primé souvent rejeté voilà sûrement pourquoi il voyage autant.
L’Italie est présente dans quelques-uns de ses ouvrages (Cimetière des Oranges amères, chez Verdier). Mais c’est en Inde qu’il a trouvé la matière de ce nouveau texte intitulé Sur la rive du Gange. Lequel tient tout autant du récit de voyage que du poème en prose. Sans l’éloigner de ses obsessions : les rituels et la mort, l’importance du religieux. Dans la foule immense qui se presse autour du fleuve se croisent des moines, des porteurs de cadavres, des voleurs, des trafiquants et quelques adolescents ambigus. Le tout formant un paysage où se côtoient les plus belles promesses et les odeurs les plus épouvantables dans un capharnaüm insensé pour l’oreille d’un occidental. Abus de couleurs, de sons, de désirs sur fond de bûchers mortuaires: un tableau qui ne peut que stimuler Winkler.