Jerusalem Post, 18 novembre 2015, par Noémie Benchimol
Une autre lecture des Maximes des Pères
Une étude philologique du traité Avot qui en révèle toute la dimension
Le traité Avot, seule michna à ne pas avoir de guemara, d’ordinaire traduit en français sous le nom de Maximes des Pères, fait figure de traité de sagesse juive, avec tout ce que le terme de sagesse peut comporter de lâche (opposé à resserré), de moralisme accessible, de bon sens populaire, de religiosité facile. Le traité Avot serait ainsi une morale juive de poche. Cette définition peu charitable ne résiste toutefois pas à une lecture exigeante du texte lui-même, à une attention accrue portée à ses manques, ses bizarreries, ainsi qu’à une traversée des commentaires qui ont lu et relu ce traité comme principiel ou propédeutique. Car la teneur d’Avot « n’est pas normative ; sa portée n’est pas législatrice (mitsva) ni régulatrice (halakha) mais réformatrice ; réformation de la personne », dit Lévy.
Faire gré au texte de n’être pas inutile, faire gré à la langue hébraïque, à ses aspérités, ses nuances, de porter de la finesse, proposer au lecteur un texte avec son histoire, voilà la gageure que René Lévy relève avec brio dans cette édition critique, du texte même, du traité et des commentaires de Rachi, Pseudo-Rachi, Rambam, Raab, Tiféret israel, accompagnée d’une traduction française annotée. D’une traduction qui, si elle fait des choix, laisse au lecteur les outils nécessaires pour saisir, et, le cas échéant, désapprouver ces mêmes choix.
Il s’agit non pas de chercher dans une hypothétique profondeur philosophique « le vrai message » du texte, mais au contraire de s’attacher à sa surface, à sa littéralité, pour en dégager la substantifique moelle. « A la lecture naïve, ces sentences ne renferment rien sinon des poncifs, tels “Aime l’ouvrage !”, des maximes comme “Ne recherche pas la reconnaissance du pouvoir”, ou pis, des aphorismes sibyllins, “Qui n’ajoute amasse”. Elles ont, à ce bas degré de lecture, quelque chose de vain. C’est pourquoi on ne peut être d’accord avec elles qu’après réflexion, qu’après une lecture raisonnée ; d’un accord non convenu, réfléchi, singulier », écrit ainsi Lévy.
Dans les termes de la pragmatique contemporaine, nous dirions que ces poncifs, pour être stéréotypiques et non événementiels, n’en font pas moins signe vers l’universalité, n’en sont pas moins des garants de topos, de cadres du raisonnement. Plus encore, la forme même d’Avot, rapportant les paroles de sagesse gnomiques, les apophtegmes, au nom de tel ou tel Maître, fait signe vers le fonctionnement proprement polyphonique de la tradition juive, où chaque voix s’ajoute à la précédente sans pour autant l’annuler, ni la rendre caduque. En effet, celui qui énonce une parole de type proverbiale, s’il en est bien le locuteur, n’en est pas pour autant l’auteur, il n’est pas l’énonciateur du principe qui y est attaché. En revanche, il endosse la responsabilité de déclarer ce principe applicable hic et nunc. Il est à la fois récepteur d’une tradition dont il n’est pas le point originel, tout en l’actualisant pour les temps présents. Toute la forme littéraire d’Avot est une illustration de la première michna relatant la chaîne de tradition transmission-réception.
La pensée juive au scalpel
Il ne faut pas se fier au côté très « universitaire » du travail d’édition critique et de traduction fait ici par René Lévy, qui agit comme une sorte d’écran de modestie à la prise de parole ; il y a dans ce volume de la pensée, et de la pensée originale. Plutôt que d’écrire à la première personne un livre de philosophie sui generis, René Lévy a préféré insérer sa voix parmi celles du texte et des commentateurs, glosant ici, corrigeant là, citant, peu mais bien, qui de Sartre, qui de Kant, jamais pour l’érudition, toujours pour viser juste, au scalpel. Il ne s’agit pas tant de déférence affectée pour de vénérables anciens dont on figerait la pensée en même temps qu’on la traduirait, que d’un véritable positionnement méthodologique et éthique : le texte pense, et il se pense à travers les voix qui l’ont commenté. Sans doute la philologie dans ce qu’elle fait de mieux. Réconciliation heureuse (mais pas naïve), âpre, dialectique, forte, de deux positions qui se regardent traditionnellement en chien de faïence : le monde de la recherche – les rats de bibliothèques philologues pour qui les textes juifs sont des cadavres à autopsier avec minutie, à ranger dans les étagères de l’histoire de la pensée – et de l’autre côté, le monde de l’étude vivante, celui des yechivot, celui du texte sans conscience historique, synchrone, sans couches, ce monde qui ignore volontairement (c’est une ,position méthodologique qui a ses avantages) les versions d’un texte (qui dit version, dit divergences, texte vivant, et parfois, erreur).
Notons également l’élément visuel et graphique intéressant, l’organisation de la page étant tout sauf anodine ou neutre : les différents caractères pour chacune des voix transforment chaque page en une véritable invitation à l’étude. La page ainsi conçue est une médiation active vers le limoud en même temps qu’une empêcheuse de lire linéairement. Un ouvrage nécessaire à toute bibliothèque juive. Un espoir pour la production francophone en pensée juive. Puissent les livres de ce genre se multiplier.