Philosophie magazine, décembre 2015, par Catherine Portevin
Le courage d’avoir peur
« Même pas peur ! » Au lendemain des attentats du 13 novembre, la déclaration sonnait comme une façon de conjurer notre effroi face à l’horreur. C’est oublier, alerte l’historien Patrick Boucheron que la peur peut aussi nous amener à davantage de vigilance vis-à-vis des menaces, extérieures et intérieures, qui planent sur nos libertés.
On gardait le livre avec soi depuis le printemps. Il tenait dans la poche, s’offrait facilement, circulait de main en main. Il était arrivé au bon moment « entre la stupéfaction de l’événement et le recul de l’histoire », quand le bruit des tribuniciens s’estompait, juste avant les vacances, avant que l’on commence à oublier qu’il s’était passé quelque chose en janvier 2015. Deux voix mêlées, celles de l’historien Patrick Boucheron et de l’écrivain Mathieu Riboulet, suggéraient de Prendre dates (sous-titré Paris, 6 janvier-14 janvier 2015 et paru chez Verdier) et consignaient les faits, les noms des morts des lieux, et les sensations, les réflexions, les questions, les images, la peur, la honte, l’unité, les divisions, que les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher avaient suscitées en eux. Il s’agissait de « tenter d’être juste », de « mettre de l’ordre » et de rester vigilant : « La catastrophe à venir, écrivaient-ils, ne sera pas ce qui surgit à la fin mais ce qui se poursuit lentement, sans qu’on y trouve à redire. »
C’est de ce même livre que les deux auteurs étaient en train de parler devant une salle pleine, à Lille, le soir du vendredi 13 novembre, dans le cadre du festival CitéPhilo. L’anthropologue Jeanne Favret-Saada leur disait combien il était important, pour la pensée juste, de partir de là : se reconnaître « affecté », se savoir touché, comme préalable à toute prise de position. La séance s’est achevée vers 20h30. À peine une heure plus tard, Paris basculait dans l’horreur.
Alors, nous avons rouvert le petit livre resté dans la veste de printemps qui allait bien pour ces soirées si bizarrement chaudes de novembre : « Elle est déjà en nous, la guerre, elle nous désoriente et nous ensauvage, elle est de celles que l’on ne déclare pas mais qui un jour est là, déjà là » […]