Page des libraires, novembre-décembre 1993, par Sylvie Genevoix
Le narrateur a vécu en Italie, il a lu Jean Genet, Dostoïevski et beaucoup d’autres, il connaît la peinture et le monde dans ses composantes telluriques comme dans sa modernité, et il ne peut se défaire de ce village où il revit son enfance, où il retrouve les échos sardoniques d’un monde terrible et toujours vivant : les nuits de Noël où il courait, pieds nus, dans les cimetières, les eaux de la Drave qui charrient les noyés, le visage blême et triste du laboureur, son père, les alpages humides de rosée où tombe parfois une neige couleur de sang, ses compagnons de jeux interdits qui font se déchaîner contre lui la haine violente du village tout entier. Avec la même sensualité chaude et violente, il dit la naissance d’un jeune poulain, la mort beuglante d’un veau éventré, la jouissance des animaux qui s’accouplent ou celle du jeune homme, ce « serf de la mort » qui fait l’amour avec un autre jeune homme qui a tantôt l’apparence de la vie, tantôt celle d’un trépassé en décomposition. Tout est dit dans une langue classique et magnifique, et c’est parfois insoutenable, tant cette cruauté vraie, vue et vécue depuis la nuit des temps, nous happe, nous entraîne irrésistiblement comme pour nous broyer dans son univers de mort, dans le maelström effroyable d’une vie que n’éclaire jamais l’espérance, mais qui a pourtant la nostalgie de la pureté.