Le Temps, 11 juillet 1998, par Wilfred Schiltknecht
Décrite dans sa réalité charnelle jusqu’aux détails les plus atroces, la mort est omniprésente et semble figurer le destin de l’époque. Elle s’incarne dans des scènes de guerre ou de tortures, les récits circonstanciés d’accidents, de suicides, qui constituent un autre leitmotiv du livre, de bouleversants décès d’enfants ou de crimes, l’évocation de martyres, que le narrateur développe avec une verve profanatrice. Et elle survient aussi à l’improviste dans des séquences oniriques épouvantables : dans l’art du cauchemar et de l’effroi, l’auteur ne craint aucun excès et paraît insurpassable.
Ce retour obsessionnel de certains thèmes n’entraîne ni ennui ni monotonie. L’imagination reste débordante et « les images se bousculent », l’imprévu peut survenir à chaque phrase. Les lieux changent, les personnages surabondent, les récits et descriptions s’entremêlent. Surviennent des citations inattendues (parmi d’autres de Kafka, Sartre, Mandelstam, Beckett), des anecdotes, chroniques, contes provocateurs ou impies, des fragments de prières et des invocations parodiques ou parodiées, l’anathème jeté sur certaines formes de catholicisme. Empreint malgré sa dérision d’un fondamental besoin d’écrire, le roman défie et n’admet pas l’indifférence.
« Avec mes mots, je dresse une cage autour de ma frayeur dans l’attente que la frayeur suivante s’approche de moi pour me mettre en pièces », et encore : « J’œuvre à une machine de langage qui détruira la mort jusqu’au plus profond de mes os » : pour le narrateur et l’écrivain dont il est le porte-parole, l’écriture s’affirme primordiale. Loin de n’être qu’un simple jeu et un défi au lecteur, l’œuvre, « sur cette belle terre de Notre Seigneur Dieu », exorcise l’angoisse existentielle et, dans sa rutilance baroque et sa fraternité secrète, célèbre la survie.