Le Matricule des anges, février 2016, par Éric Dussert
Concurrencer le latin
Engagées dans cette entreprise monumentale depuis 2012, les éditions Verdier poursuivent leur étude de l’Histoire des traductions en langue française en abordant un moment crucial de l’histoire du livre et des idées, les XVe et XVIe siècles. C’est le moment de l’apparition du média « codex imprimé à l’aide de caractères mobiles en métaux » qui favorise la diffusion des textes et permet l’émergence de l’humanisme. 1470 (Chroniques de France, premier livre en français imprimé par Pasquier Bonhomme en 1476) et 1610 (assassinat d’Henri IV) sont les bornes temporelles retenues pour ce volume qui synthétise les questions de cette époque de conflits religieux marquée par l’effacement définitif des définitifs des arts libéraux médiévaux (trivium et quadrivium), la présence dominante du droit et de la théologie, et le questionnement sur le rôle du français face au latin et à l’italien.
Toujours transdisciplinaire, les études rassemblées sont d’une richesse à peine croyable. On s’y perdrait si le volume n’était pas très structuré par sujet et sans cet index qui permet de retracer les activités de quelques grandes figures. C’est l’occasion en particulier d’évoquer le fascinant cas d’Érasme, redoutable manager de sa propre œuvre, jouant bien avant Balzac de toutes les ressources de l’auteur vis-à-vis de l’imprimeur-libraire, les trois versions de la Nef des fous de Sébastien Brant et mille autres livres produits à la grande époque de la traduction, celle où tout texte est bon à traduire mais où, face aux dénigrements, s’instaure une réflexion sur le « traduire », en toute modernité. Citons Joachim Du Bellay dans sa Deffense et Illustration de la Langue Francoyse (1549) : « Chacune langue a je ne sais quoi propre seulement à elle, dont si vous efforcez exprimer le naïf en une autre langue, observant la loi de traduire, qui est n’espacier point hors des limites de l’auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce. » Une leçon destinée aux traducteurs contemporains qui rejettent l’« effort de traduire », pourtant moteur capital de la Renaissance elle-même. Grâce à ce passionnant volume rédigé par quarante-cinq spécialistes, on peut constater que le traducteur d’alors, osant jusqu’à la version bilingue, avait déjà des ambitions pédagogiques et jouait à merveille son rôle d’agitateur culturel.