L’Humanité, 24 mars 2016, par Alain Nicolas
Le brouhaha du contemporain
Ce mot, dans lequel se reconnaissent des univers multiples, ne cesse d’interroger.
Le contemporain ne cesse d’inquiéter. Cela étonne, alors que le mot devrait aller de soi, signaler sans autre forme de procès un rapport à un temps partagé. C’est le cas quand on l’emploie comme adjectif, pour rappeler que Peau d’âne de Perrault et les principes de la loi de la gravitation de Newton sont publiés à peu de temps d’intervalle. Mais, remarque Lionel Ruffel dans Brouhaha, depuis une dizaine d’années, l’adjectif se fait substantif. Et « plus il devient « le » contemporain, plus ses significations sont plurielles ». Paradoxalement, cette unité de la notion n’explose pas sous la diversité des significations. Et cette idée de temps partagé implique que chacun ait le sien, pour le synchroniser avec celui des autres. Difficile donc de « présenter du contemporain une vision cohérente et univoque ».
Un rejet d’une conception de l’art comme élitiste
On ne s’en étonnera pas, c’est à une « enquête » que s’est livré Lionel Ruffel pour aborder ce phénomène nouveau, l’extension à tous les domaines et à la planète de ce mot par lequel des mondes divers se reconnaissent. Convergence des domaines, dialogue en opposition avec les grandes notions de l’histoire de l’art, multiplicité des pratiques diffuses non hiérarchisées, voilà ce que propose empiriquement, son essai passionnant. Le contemporain peut s’appréhender comme une « période » de l’histoire de l’art, comme le vocabulaire de certains centres d’art y invite : « musée d’art moderne » contre « Centre national d’Art contemporain » à propos de Beaubourg. La querelle, qui remonte à l’après-guerre aux Etats- Unis (fondation de l’lnstitute of Contemporary Art de Boston en 1948), montre qu’il ne s’agit pas seulement de périodisation, mais d’un rejet d’une conception de l’art comme élitiste, clos sur son histoire et ses formes. L’art contemporain revendique interdisciplinarité, expérience, interactions entre pratiques, débats. Bref, le « brouhaha » plutôt que la contemplation esthétique. Lionel Ruffel avait produit avec le Dénouement et Volodine post-exotique deux remarquables essais sur la littérature de notre temps. Avec Brouhaha, il propose un fascinant voyage dans le temps et l’espace, de Rosario à Rouen ou Santiago du Chili, de Saint Andrews à New Delhi ou Pantin, auprès de ceux qui se posent comme le fit Giorgio Agamben dans son essai la question Qu’est-ce que le contemporain ?