Etudes – Revue des livres, juin 2016, par Françoise Le Corre
Le phénomène est sans égal et, devant ce quatrième volume, on s’interroge sur une double fidélité qui frise l’obstination, celle de l’auteur et celle de ses lecteurs. Pas un jour ne manque à cette scrupuleuse chronique du quotidien qui fascine par sa récurrence : « Debout avant six heures. Aube désastreuse, pluvieuse, froide… » L’heure du réveil est importante, la couleur du ciel, la venue des saisons, les poussées de tension et la fatigue qui suit, les trajets entre Gif et Paris, les déconvenues sur les quais du RER, les séjours en Corrèze, les visites à sa mère, les cours aux Beaux-Arts, les conférences, les lectures innombrables, les lettres à écrire, la réception des ferrailles pour ses sculptures, vite une lessive à étendre, tout est consigné, très peu commenté, famille, soucis, tendresse, mais pas d’épanchements à attendre, ni confidences ni fulgurances dont ferait miel, non, c’est un travail de comptable (mais quel écrivain que ce comptable !) aux prises avec la violence inexorable du temps qui fait apparaître et disparaître les choses et les êtres, abîme dont il faudrait essayer de sauver tout ce qui peut l’être en l’arrachant à l’oubli. Donc noter sans relâche. Ce Carnet devenu vive habitude est un corps-à-corps désespéré avec le temps et la mémoire. Lutte épuisante, s’il en est, dont on ne s’étonne pas qu’elle soit ponctuée si souvent d’une terreur de mort imminente, le cœur prêt à rompre. Le combat est perdu d’avance, il faut le mener néanmoins : Sisyphe n’est pas loin. Et, si l’on peine à imaginer heureux ce Sisyphe des travaux et des jours, on l’a vu s’affirmer libre et souverain dans le cours de son œuvre. Cette éclaircie de l’écriture n’est pas une revanche sur le tragique, une façon de bercer sa douleur ou de la travestir ; elle témoigne de ce que l’artiste, en payant le prix fort, est parvenu à dans danser ses chaînes.