Réforme, 23 juin 2016, par Frédérick Casadesus
Le philosophe Gilles Hanus analyse les rapports entre l’individu, la vie collective et les conflits qui secouent notre société aujourd’hui.
À l’heure où se multiplient les violences, de toutes natures, au sein de notre société, pouvez-vous nous expliquer de quelle façon l’individu se construit au sein d’une collectivité ?
Selon moi, tout individu, tout sujet, se caractérise par une solitude essentielle. Je veux dire, à la suite du philosophe Emmanuel Levinas, que nous ne pouvons partager avec d’autres ce qui fait la saveur particulière de notre existence, de notre vie, ce qui nous constitue en tant qu’être.
Cela ne signifie pas que nous existions les uns à côté des autres sans entretenir de rapports ?
Au contraire, nous avons le désir de tisser des relations avec les autres humains. D’abord parce que sentir, réfléchir, penser est impossible sans un dialogue intérieur, qui nous habitue à la présence, en nous-mêmes, d’une altérité. Ensuite, parce que chacun de nous provient d’autres êtres humains : des parents au sens le plus large du terme, des groupes sociaux, culturels ou religieux.
Concrètement, cela veut dire que bien que nous existions seuls, nous sommes toujours pris dans des ensembles. Pour se construire en leur sein, j’identifie deux chemins, deux méthodes : le conformisme et l’aristocratisme. Le premier suppose de se fondre dans les groupes qui nous englobent. Pour s’intégrer, on imite le comportement des gens qui composent le groupe, on adopte leurs goûts, leurs choix. Cette sorte de conformisme s’exprime tout particulièrement sur les réseaux sociaux : la diffusion d’informations à flux continu conduit chacun à recevoir ou répéter ces mêmes informations, sans jamais les vérifier.
L’aristocratisme consiste au contraire à affirmer la singularité de son existence contre les groupes, et à faire comme si l’on pouvait n’appartenir à rien. On peut dire que la fonction des intellectuels contient, par définition, l’idée de lutter contre les opinions reçues. Même les « intellectuels médiatiques » tiennent ce rôle de penser contre le groupe. Mais leur attitude leur fait perdre du crédit : le plus souvent, ils vérifient la justesse de leur propos à l’aune de la détestation qu’ils provoquent.
Cela explique-t-il les tensions actuelles?
Ces tensions viennent du fait que les grands ensembles qui paraissaient, hier, incontestables – la République, la Nation, la communauté – ne le sont plus de nos jours.
Venus de la société surgissent de toutes parts des appels à la refondation du lien social. Nombre de troubles témoignent d’un doute profond quant à la pertinence des formes politiques traditionnelles : partis politiques, associations, syndicats, etc., et la tendance saillante consiste à essayer de renouveler ces formes en créant ce que l’on appelle des « collectifs ».
Ceux-ci résultent, me semble-t-il, du désir de dépasser la solitude qui nous caractérise. Mais la radicalité qui s’est emparée des mouvements sociaux trahit la faiblesse des organisations syndicales. De la même façon, si le sentiment d’appartenance à la Nation était fort, il ne serait pas nécessaire de se réfugier dans ces discours affligeants sur l’identité nationale. Je tiens à préciser cependant que les collectifs dont il est question dans mon livre ont avec ceux dont je viens de parler un simple rapport d’homonymie. Je définis pour ma part le collectif comme le faisait Jean-Paul Sartre: un ensemble de personnes définies par un regard extérieur.
L’unité nationale qui a fait suite aux attentats de l’année dernière en est une illustration contemporaine : sous la menace extérieure, nous nous retrouvions, quelles que fussent par ailleurs nos opinions, constitués en un ensemble qui retrouvait, mais comme malgré lui, une certaine consistance.
C’est ce qui nous conduit à des comportements guerriers ?
Le philosophe anglais Thomas Hobbes distingue trois types de guerres. La guerre de conquête par laquelle on acquiert biens ou territoires, la guerre défensive qui répond à une agression, la guerre de prestige, enfin, qui vise à asseoir une réputation, dont celui qui la possède tirera profit.
C’est ce procédé qu’une organisation comme Daech met en œuvre : la terreur contraint ses victimes à reconnaître la force de celui qui en est l’auteur. De notre côté, nous sommes dans une posture défensive.
Mais un tel conflit provoque au sein de notre société de réelles tensions parce que, d’une part, le collectif, voyant son unité menacée, se referme sur lui-même, produisant de l’exclusion et des occasions de conflits, et, d’autre part, une déception s’exprime au sein de la société, qui renvoie chacun à sa solitude – ce qui se traduit, par exemple, par la désaffection vis-à-vis du politique. Dans ces conditions, le sujet, renvoyé à lui-même, cherche à redonner une certaine intensité à son existence. Dans l’exercice contemporain de la violence, au fond, se manifeste la crise de l’action : les individus ne trouvent plus de formes d’action satisfaisantes à leurs yeux et, du coup, sont entraînés vers des formes brutales d’interventions dans l’espace social. Bien sûr, la violence a toujours existé, mais notre époque semble être celle de l’épanouissement de groupes qui se consacrent entièrement à elle, sans discernement apparent.
L’action remplace-t-elle le langage ?
L’essentiel réside selon moi dans l’impuissance ressentie par certains à trouver une forme d’action qui leur permette d’accomplir efficacement leur volonté.
Cette violence est liée à un défaut de compréhension du monde, au refus de l’étude, de ce travail, patient et minutieux, de compréhension, intimement lié à la question du langage.
De même, face au terrorisme, on repère schématiquement deux tendances : la première consiste à considérer l’islam dans son ensemble comme un ennemi, la seconde à présenter les djihadistes comme des victimes de la société capitaliste ou encore de stratégies géopolitiques qui les auraient engendrés. Il me semblerait plus fécond d’essayer de comprendre ce qu’est véritablement la vision du monde que dessine l’islam, d’essayer de le penser, en s’éloignant des pulsions guerrières comme de l’angélisme.
De quelle façon les responsables politiques pourraient-ils agir ?
Je ne veux pas m’ériger en donneur de leçons. Qui suis-je pour dire aux acteurs politiques ce qu’il convient de faire ? Si j’avais la solution clé en main, je n’aurais plus qu’à me lancer en politique. La question des moyens dont posent les responsables politiques est délicate car ils se trouvent au cœur de ce qui est aujourd’hui mis en question et fonctionnent donc nécessairement avec des réflexes qui les empêchent de voir pleinement ce qui se passe.
S’ils le pressentent, ils peuvent s’en désoler avec tous ceux qui regrettent la désaffection du politique. Je pense qu’une telle posture nostalgique rate l’essentiel et retarde l’advenue de formes nouvelles.
Je crois en réalité qu’il n’existe aucune recette, mais que chacun est convoqué par la crise que nous vivons à faire preuve d’intelligence pour renouveler les collectifs qui tendent à se figer. L’intelligence ne se décrète pas, elle s’aiguise et s’affine dans l’étude et la confrontation avec les autres.
Ne devraient-ils pas calmer les esprits plutôt que d’attiser les passions ?
La difficulté est de trouver une autre forme d’intensité que celle de la violence.
Selon Hobbes, la guerre se caractérise par la volonté de s’affronter. Elle est d’abord une tentative d’affirmation de soi qui réduit l’ennemi à un corps, sans tenir compte de ce qu’il pense, le réduisant au statut de force brutale qu’il convient de neutraliser. Elle consiste essentiellement dans le corps à corps avec l’ennemi. La guerre est ce laps de temps où l’on en vient, grâce à un lent façonnage des esprits (résultat de l’idéologie ou de la propagande), à donner son assentiment à l’idée que la destruction de certains corps est nécessaire à la survie de certains autres.
On peut distinguer la guerre d’autres formes d’opposition aux autres, dans lesquelles ceux-ci ne sont pas des ennemis mais des adversaires. La confrontation, qui n’est pas la guerre, est une des formes essentielles du rapport à l’autre. Elle est fondamentale et noble parce que dans sa configuration l’autre n’est plus appelé à disparaître : il est celui dont la pensée me dérange sans que je parvienne pourtant à l’ignorer, celui avec qui je ne suis pas d’accord mais dont je ne parviens pas à réduire la pensée.
Entendons que je ne suis pas suffisamment fort dans ma propre pensée pour répondre à cette pensée ; autrement dit, l’adversaire me pousse à devenir plus intelligent, à me dépasser. Pour ce faire, je dois prendre sa pensée au sérieux et lutter avec elle – mais pas en vue de le détruire.
Or, il me semble qu’aujourd’hui, nous confondons fréquemment et ce, à tous les niveaux, ennemi et adversaire, ce qui produit une sorte d’hystérie des rapports sociaux. Car le fait de considérer les autres comme autant d’ennemis est caractéristique du fanatisme, qui ne supporte aucun obstacle et cherche à tous les détruire, s’enfermant lui-même dans la violence qui l’emportera: après avoir détruit les ennemis de l’extérieur, il devra s’en prendre à l’ennemi intérieur avant de se rendre compte qu’au fond l’ennemi est en lui. C’est pourquoi le fanatisme est profondément nihiliste.