Politis, 15 septembre 2016, par Christophe Kantcheff
Les formes d’un totalitarisme
Dans Daech, le cinéma et la mort, Jean-Louis Comolli développe une réflexion politique sur l’esthétique des films de propagande.
Dans un livre devenu célèbre, la philosophe Marie-José Mondzain interrogeait : « L’image peut-elle tuer ? » C’est une semblable question, mais prise à rebours, que pose Jean-Louis Comolli : filmer la mise à mort, tel que le font les jihadistes de Daech, relève-t-il du cinéma ?
À cette question, qui peut paraître choquante, le théoricien du cinéma et cinéaste répond dans son nouveau livre, Daech, le cinéma et la mort, par l’affirmative. Mais l’auteur d’ajouter, précisant ainsi l’objet de son essai : « J’ai donc tenté de comprendre cette extravagance et ce qui, en elle, porte atteinte à la beauté comme à la dignité du geste cinématographique. »
Que les multiples films diffusés par Daech soient des objets cinématographiques ne fait aucun doute aux yeux de Jean-Louis Comolli, dont il a conçu les critères : « Il faut une lentille pour former une image, il faut un cadre pour limiter cette image au format choisi, un moteur pour assurer la régularité du défilement ; il faut enfin un projecteur et un écran pour rendre cette image visible. »
Pas de jugement de valeur, donc, dans ce constat, qui ouvre cependant sur de nombreuses considérations, parfois vertigineuses, que l’auteur examine une à une, avançant ainsi ses thèses. Celles-ci tournent autour d’un axe central : le lien étroit entre la forme de ces vidéos terrifiantes, où l’on voit des bourreaux exécuter leurs victimes de différentes manières et l’idéologie de ces groupes sectaires. On ne s’étonnera guère que Jean-Louis Comolli passe au crible de l’analyse les données formelles, même à propos d’un tel terrain d’études. Mais il n’est pas inutile de le souligner, en ces temps où les réalisateurs d’un film comme Salafistes prétendaient mettre au jour la propagande de Daech en se bornant à en livrer le contenu brut.
Les vidéos jihadistes ont pour caractéristique de multiplier les effets – gros plans sur les gorges tailladées, musique surabondante… – et de jouer à fond la carte de la spectacularisation. La violence est exhibée, visuellement démultipliée. Ce sont des clips le plus souvent très brefs, constitués de quelques plans mis bout à bout, ignorant presque totalement le montage. « Aller plus vite, se passer du montage, est le choix du cinéma du choc visuel, écrit Jean-Louis Comolli, […] de l’action directe sur les sens, préféré à ce qui pourrait s’apparenter à un langage, avec ses complexités et ses temporalités. » Enfin, ces vidéos éliminent le temps entre leur réalisation et leur diffusion, puisqu’elles sont immédiatement transformées en objet de communication sur Internet. Des choix qui n’ont qu’un seul but : paralyser le spectateur, le clouer dans son effroi, lui ôter sa liberté, lui interdire cette dignité que lui accordent les œuvres faisant appel à son implication, son « engagement ». Démonstration de toute-puissance de la part de Daech, et soumission de l’ennemi.
Or, l’« esthétique » ici déployée est en tout point empruntée à Hollywood, souligne Jean-Louis Comolli. Non pas le Hollywood d’hier. Celui des Ford, Hawks, Lang ou même Fuller, partisans d’une économie de moyens, qui montraient la violence « dans sa sécheresse non spectaculaire », ne déclenchant pas, en elle-même, de jouissance. Mais le Hollywood d’aujourd’hui, qui a gagné la bataille de l’hypertrophie, et dont s’inspirent ostensiblement les responsables d’Al-Hayat, ce studio high-tech de cinéma que possède Daech. Et l’auteur de glisser sur un plan plus large : « Comment ne pas imaginer quelque obscure relation entre le dévergondage actuel du Capital, livré aux forbans de la banque et de la haute finance, et la fièvre optique aux poussées excessives et inutilement redondantes dont sont affectées la plupart des productions audiovisuelles ? »
On objectera que Hollywood n’est pas monolithique ou univoque, mais comporte aussi des « brèches », celles-là mêmes qu’accorde Jean-Louis Comolli à l’Occident – où persistent « des espaces de liberté » –, dans sa conclusion sur la nécessité de combattre Daech. De la même façon, la vision que développe l’auteur sur la multiplication des écrans, fantastique outil de la société du spectacle, qui dématérialise notre monde tout en servant Daech – « cette puissance écranique », belle expression ! –, est catastrophiste et prend parfois des allures d’imprécation moraliste. Comme ici : « Les clips de Daech clament le triomphe du cinéma numérique. Et que ce soient des films regorgeant de violences cruelles qui désormais courent le monde ne doit pas suffire à nous « indigner », mais doit nous faire voir à quel niveau d’indignité, collectivement, nous sommes parvenus. »
Reste que Jean-Louis Comolli se fait on ne peut plus convaincant lorsqu’il relève les aspects contre nature des vidéos de Daech par rapport au cinéma dont, pourtant, elles relèvent, même si c’est sous une forme pervertie. Ces films de propagande sont ainsi dénués des éléments de résistance, inhérents au cinéma, qui évitent aux sens, et donc à la pensée, de ployer sous un totalitarisme de la perception. C’est, par exemple, ce « principe d’incertitude » qui touche tout spectateur devant la mort d’un personnage, qu’elle soit de fiction ou pas. Telle est « l’utilité sociale du cinéma, écrit Jean-Louis Comolli, aiguiser nos doutes et nos sens, les troubler, nous égarer, pour nous inviter à penser alors même que l’on est troublé par ce que l’on perçoit, sur le coup et l’instant d’après. Voir, c’est construire le voir ». On aura compris que ce livre est aussi un manifeste pour un certain cinéma à défendre.