Le Magazine littéraire, octobre 2016, par Alain Dreyfus
Les bons conseils de Knut l’ourson
De l’éloge du pédalage aux considérations sur l’Homo sapiens : les ours polaires commentent les mœurs locales, toutes espèces confondues.
Yoko Tawada est une personne déplacée. Pas dans le sens usuel et tragique du terme, même si, née à Tokyo en 1960 de parents soviétophiles, cette polyglotte éprise de russe a raté la station Moscou et n’est sortie du Transsibérien qu’en gare de Hambourg, en 1982. Une ville où elle a vécu et travaillé jusqu’en 2006, année où elle a repris la route pour Berlin. Si Yoko Tawada est déplacée, c’est parce que ses romans et essais et autres textes de circonstances (Journal des jours tremblants. Après Fukushima, 2012) obligent le lecteur à d’incessants déplacements, ou, pour le dire autrement, à de constants ajustements de focale. L’écriture fluide, la simplicité du propos et le vocabulaire sans emphase invitent à faire confiance au fil de ses récits. À ceci près que ses énoncés les plus évidents ouvrent des gouffres d’ambiguïté, comme si chez elle le langage se prenait sans cesse les pieds dans le tapis du sens : « Si l’on écoutait attentivement les conversations entre Matthias et Christian, on constatait aussitôt que Matthias ne se donnait pas lui-même le nom de Matthias. Il n’utilisait pas son propre nom, comme s’il n’avait rien à voir avec lui. […] Mais le plus bizarre encore était le fait que Christian aussi se nommait lui-même « Je ». Comment faisaient-ils pour ne pas s’embrouiller si tous employaient le même mot pour eux-mêmes ? » Le « je » de la narration est lui-même propice aux manipulations. Profitant d’une seconde d’inattention ou de rêverie du lecteur, au détour d’une page, d’un paragraphe ou, mieux, au beau milieu d’une phrase, le porteur du récit passe le mistigri de la première personne du singulier à un tiers, lui-même prompt à s’en délester en douce au profit d’un autre. Histoire de Knut, écrit en japonais puis retraduit en allemand par son autrice – un substantif utilisé dans le corps du texte par le traducteur français, Bernard Banoun, et que l’on préfère nous aussi au vilain « auteure » de convenance –, Histoire de Knut donc ne déroge pas à la règle tawadesque. Qui commence ? Une ourse, prolixe plantigrade au « buste souple et opulent », vêtue de fourrure blanche, rompue aux communications lors de colloques, conférences internationales et dîners officiels où les érudits de tout poil semblent, toute velue qu’elle soit, admirer le brio de la patte. Même si ses contributions, tel son éloge du pédalage, font parfois tousser leurs paradigmes : « La bicyclette est sans doute la plus grandiose invention de l’histoire de notre civilisation. La bicyclette, c’est […] l’héroïne de la politique écologique. Dans un avenir assez proche, toutes les grandes villes du monde seront conquises par les bicyclettes. Et pas seulement ça : chaque foyer possédera son propre générateur branché sur une bicyclette. […] On pourra aussi monter sur son vélo pour aller voir spontanément ses amis au lieu de les appeler depuis son portable ou de leur envoyer un courriel. Il suffira d’utiliser la bicyclette de manière multifonctionnelle pour que la plupart des appareils électroniques deviennent superflus. » La première narratrice identifiée est la grand-mère de Knut, lequel tient ici le rôle-titre, même si ledit Knut n’intervient qu’en toute fin de cette saga peuplée d’ours polaires d’origine et bipolaires de tempérament. Le Knut de Yoko Tawada a existé pour de bon. Né en 2008, rejeté à la naissance par sa mère, animale savante qui avait émargé dans un cirque de la RDA, l’ourson Knut, allaité et choyé par deux gardiens, devint la mascotte du zoo de Berlin, puis une star aussi mondiale qu’éphémère, puisque prématurément disparue en 2011. Ces ours qui conversent, écrivent et mêlent leurs biographies à celles de leurs congénères, comédiens, danseurs, acrobates ou, plus prosaïquement, ingénieurs de surface ou employés de bureau, serviraient-ils de métaphores commodes pour mimer le monde humain ? Yoko Tawada ne serait pas la première à prêter nos traits et travers aux animaux. Sauf que pas du tout, car, plus ours que ses ours, on ne fait pas. Ils ne nous singent pas, même s’ils ne se privent pas, du haut de leur oursitude, de nous prodiguer des coups de griffes : « L’homo sapiens se déplace avec lourdeur, comme si son corps avait trop de chair superflue alors qu’il est d’une maigreur pitoyable. Il cligne trop souvent des yeux, surtout dans les moments décisifs où il faudrait qu’il voie tout. Quand rien ne se passe, il imagine quelque chose qui l’oblige à bouger nerveusement, mais, en cas de réel danger, il agit trop lentement. L’homo sapiens n’est pas fait pour le combat et il ferait mieux d’apprendre la sagesse et l’art de la fuite, comme les lièvres et les chevreuils. Mais il aime le combat et la guerre. Qui a donc pu créer cette créature stupide ? Certains humains prétendent être à l’image de Dieu. Ce serait faire offense à Dieu. Au nord de notre globe terrestre, de petits peuples se souviennent que Dieu ressemblait à un ours. » Au vu des pièges d’une intrigue buissonnière qui prend – et donne – plaisir à nous entraîner dans ses labyrinthes, il serait de bonne guerre de confier ni vu ni connu la suite de cette recension à un critique un peu ours (la profession en regorge). Mais peu importe qui l’affirme, on trouvera ici tout sur la vie et les mœurs, toutes espèces confondues (y compris la nôtre), des artistes de la piste sur fond de communisme d’avant la chute du mur, où un patron de chapiteau pouvait encore affirmer gravement que « le sens du cirque est de démontrer la supériorité du socialisme ». Jonglant avec les idiomes, habile à en détecter les failles et les apories, Yoko Tawada a plus d’une dizaine de titres dans sa bibliographie (dont sept traduits en français) et a décroché une myriade de prix de prestige, tant en Allemagne que dans son pays natal. Qui s’en étonnerait? Cette acrobate de la langue a l’art peu commun – sous nos applaudissements – de faire tourner son lecteur comme un ballon sur le bout de son nez.