Le Matricule des anges, février 2017, par Sophie Deltin
Une petite flamme dans l’hiver
Dans un court récit, Wolfgang Hermann se confronte à ce qui vint un jour happer son existence : la mort de son fils. Et livre un hymne irréductible à la vie.
Perdre un enfant, enterrer sa propre progéniture : les parents que vient frapper ce malheur forment une communauté d’orphelins à part entière. Du jour au lendemain, le narrateur d’Adieu sans fin a basculé dans ce désastre-là. « C’est le silence qui me l’apprit, c’était un silence qui ne pouvait qu’annoncer la présence de la mort », celle de son fils qu’il retrouve un matin inanimé dans son lit. Comme si la foudre venait de le frapper, un gouffre s’ouvre sous ses pieds. En de brefs et denses chapitres qui matérialisent la cassure de l’existence, fragments hachés d’un bloc de chagrin, il s’agira d’avancer des mots sur ce qui n’en a pas et irradie pourtant jusqu’aux racines de l’être : la douleur pétrifiante (« Il n’y avait pas un souffle qui pût remuer la pierre gelée en moi»). La présence d’une perte définitive au creux du corps («Je n’étais plus qu’une carcasse vide à travers laquelle sifflait le vent »). La chute hors du temps (« C’était avant que le temps ne meure ») et la sensation de « flottement ». L’extrême vulnérabilité (« comme si depuis lors j’avais été dépouillé de ma peau »), la rétractation du corps qui ne tient plus debout (« Il est humiliant d’être si faible, de n’avoir plus la force d’être quelque part ») et qui redevient « sans défense ». Le deuil, qui dévore le monde comme une ombre, s’étendant à toutes choses. Touché en plein cœur, et selon une symbiose restée hors de portée, le narrateur doit bientôt être opéré d’urgence à cause d’une défaillance cardiaque. Entre la vie et la mort, il s’abandonne à l’espoir de rejoindre Fabius, le fils tant aimé, qu’il entrevoit marcher vers une lumière …
Face à la perte incommensurable, comment continuer à vivre ? Doit-on même survivre à la mort de son enfant sans le trahir ni faire insulte à la souffrance ? La réponse d’une douceur à la fois désespérée et gracieuse de Wolfgang Hermann, né en Autriche en 1961 – et pour la première fois traduit en français – tient dans cette stèle de souffle et de papier dont la traduction d’Olivier Le Lay fait résonner les timbres de douleur, la pureté de solitude.
La fugacité de l’existence
Dans ce qui lui apparaît comme « le plus sombre hiver de (s)a vie », le père – jamais nommé – doit progresser en équilibre. Un long exil intérieur où l’accompagne Anna, la mère de Fabius, « (s)on premier, (s)on plus grand amour » dont il se sépara très tôt après la naissance de leur fils. Avec elle, il revisite ce qu’a été leur union et remonte le vif de la mémoire – par petites touches s’esquisse alors un portrait de Fabius, un adolescent plutôt difficile, qui portait des jeans à taille basse, préférait la guitare à ses études, écoutait en boucle Beyond the Missouri Sky et avait une petite amie, Julia. Seul, il erre « dans l’étroit corridor de l’angoisse» et« (se) cramponne » à la force inaltérable des images d’amour, telle la venue au monde de son enfant : « Ce fut mon fils, la plus belle, la plus démunie de toutes les créatures, ce visiteur d’une étoile inconnue, fruit de l’union d’un homme et d’une femme, qui fit de moi un homme» et le « reli(a) pour la première fois à cette terre ». Vinrent aussi les choix manqués, la peur devant les responsabilités trop lourdes, l’inéluctable détachement, la solitude comme mode de vie, les visites occasionnelles. Puis des années plus tard cette décision essentielle – Fabius a alors 13 ans – de le faire venir vivre avec lui. De cette grande aventure que fut sa paternité redécouverte et assumée, restent des éclairs lumineux comme ces promenades où sur un haut plateau de montagne, un père transmet à son fils l’amour de la terre – cette qualité de présence dénuée de mots qui aura nourri entre eux un « feu silencieux ». Désormais orphelin d’enfant, « Il te faudra livrer bataille » lui souffle Anna. Contre la rage et l’épuisement pour peu à peu reprendre pied sur le sol.
Récit d’un délogement brutal du monde, Adieu sans fin est aussi celui d’une immersion. Dans les secousses sismiques d’une âme ravagée par le deuil mais tout, autant, dans les pulsations ininterrompues d’une nature qui, à voix basse et sans impatience, flétrit, meurt, bourgeonne, reverdit et foisonne. Comme si à travers cette perception du processus invisible d’altération, de délitement et de renaissance d’où procède la vie, s’aiguisait la conscience ténue mais tenace de la fugacité de l’existence : « La vie est un liquide. Si nous ne la préservons pas, elle se perd dans les sables. » De ce chemin « sans fin » frayé sur le néant, et que le narrateur nous donne de suivre l’espace d’un hiver à l’autre, affleure la stupeur de se découvrir encore vivant. Avec ce sentiment de gratitude pour la voix et la main d’Anna, pour les visages juvéniles des amis de Fabius, le rire luminescent de Julia. « Depuis que je suis dans la fosse, je sais tout le prix de l’existence. Je ressens la présence des êtres qui m’entourent, je vois leur fragilité. Chacun d’eux est un combat contre le froid, la mort. Ce combat est la vie même, et il arrive parfois que survienne une trêve, une pause, un flottement, le temps d’une fusion avec un être cher. Parfois, en des heures offertes. » C’est sans doute cette espèce de juste répartition d’ombres et de lumière qui confère à ce récit, en son noyau intouchable, son rayonnement bienfaisant, et le donne à entendre comme une intense ode poétique à ce qui reprend souffle et continue en dépit de tout, « autour de nous, en nous ».