Le Matricule des anges, février 2017, par Guillaume Contré
Denise et son maître
Oscillant entre ironie tendre ou mordante et franche émotion, Michel Jullien profite d’une excursion au Ventoux pour écrire de très belles pages sur la relation de l’homme et du chien.
L’homme qui promène son chien dans les grandes villes hérite d’un étrange statut de marcheur. Il n’a rien d’un passant. » De fait, un passant, Paul, le narrateur de ce délicat livre de promenades ne l’est pas. Un roman de parcours plutôt, de trajets et de points de chute qui aborde dans une langue aussi maîtrisée qu’étrange – comprenez : poétique, qui ne conçoit pas la métaphore comme un véhicule usé – la relation de l’homme au chien. Pourtant, Paul le non-passant passe, et plusieurs fois par jour même, il le faut bien, car sa bête a besoin de ces tours de pâté de maisons parisien, ces « sempiternelles vadrouilles urbaines », les nécessités physiologiques étant ce qu’elles sont. Nécessités qui sont aussi celles du mouvement, de mettre en branle cette machinerie complexe, ce corps animal que l’auteur décrit avec un humour en forme de précision pointilliste. La gueule est « une géologie de pics et d’aiguilles blanches, un diorama » ; la chienne avance « la langue souriante, le croupion au roulis de sa cadence », avec des « cuissots » qui ressemblent « aux contours de l’Afrique ». Ailleurs, cette langue pendante, haletante, est « comme une courroie démise ». Car ce roman est d’abord un grand livre sur l’attachement au chien, personnage pas si fréquent en littérature, du moins aussi incarné qu’il ne l’est ici. Un personnage en creux, bien sûr, entièrement vu depuis le regard de Paul, depuis la subjectivité attendrie de celui qui, bien que n’étant pas un homme à chien, finit par s’y faire, s’y retrouver, fasciné sans doute par sa bête, son rapport au monde, son énergie inutile, son instinct confus. « Les chiens sont debout comme des tables », « leur assiette est parallèle au monde », quelque chose de consubstantiel les unit à l’homme et ce livre à sa manière parvient à le dévoiler. Paul passe donc, toujours les mêmes rues, en compagnie de sa chienne, mais n’a guère envie de se mêler, d’être confondu avec les autres passeurs de chiens du quartier ; une fratrie qui, quand bien même elle tente de communiquer avec lui, de tailler le bout de gras, ne lui dit rien qui vaille. Il n’a rien d’un passant car le lien qu’il entretient avec la chienne Denise (quelque peu encombrante, un bouvier bernois pour être précis, ce qu’il convient de faire, s’agissant d’un livre où le choix terminologique n’est jamais anodin) se construit sur l’idéal de la marche. Une marche qui se réalisera sur le mont Ventoux, loin des sorties quotidiennes obligatoires, qui « s’accomplissent sous la contrainte ». Une marche, une vraie, où la relation entre les deux prendra une tournure nouvelle, dans une sorte de grande stase où le temps s’abolira. La narration lâchera alors les rênes de son impérieux besoin d’avancer et le roman dissoudra sa légère ironie dans un grand bain émotif (émotif, oui, mais certainement pas sentimental). Un immobilisme forcé qui semble être annoncé dès le début, lorsque Paul ne parvient pas à réveiller une Denise alanguie de tout son long sur le canapé. En attendant, il y a l’histoire de cette chienne, qui dans une large mesure est une pièce rapportée dans cette mini-famille, ce binôme, cette balancelle avec d’un côté le regardeur (Paul) et de l’autre l’objet regardé (Denise), un objet qui virevolte et s’agite. C’est-à-dire que la chienne n’est là, à la charge de Paul, que provisoirement, dans une sorte de prêt longue durée ; prêt qui devrait trouver sa fin juste après l’escapade au Ventoux. Une fin qui sera autre, pourtant, comme si cette relation était appelée à devenir définitive, prédestinée. Denise – drôle de nom pour une chienne, ce n’est d’ailleurs pas celui d’origine, mais celui que le narrateur ne peut pas ne pas lui donner, comme si l’animal ne pouvait exister qu’à travers lui – appartient en réalité à Valentine, la sœur d’une amie de Paul qui relie des livres dans une petite boutique. Valentine habite dans un appart mouchoir de poche, où tout est « d’une familiarité étriquée », elle a une santé mentale fragile, se fait régulièrement interner, adopte une chienne comme aide thérapeutique, s’amourache d’un Hollandais magouilleur qui l’embarque aux États-Unis dans une abracadabrantesque tournée de pseudos reliques vangoghiennes. Et la chienne retombe aux mains de Paul. Et la prédestination de leur rapport s’annonce dès leur première rencontre : Denise, délaissant sans états d’âme la maîtresse dont elle est censée assurer l’équilibre psychologique, se précipite dans les bras de Paul, qu’elle ne connaît pourtant ni d’Eve ni d’Adam. Leur relation, dès lors, deviendra, il ne saurait en être autrement, irrémédiable. Et c’est là ce qui signe le roman, son mouvement, irrémédiable lui aussi, de l’humour aussi tendre qu’aiguisé des débuts vers un final bouleversant.