Marianne, 17 février 2017, par Ève Charrin

Au bout de la laisse, l’homme ou le chien ?

Un homme promène son chien. Ecrit-on un roman avec ça ? Oui, et qui mérite lecture. Avec Denise au Ventoux, Michel Jullien explore cette expérience sans gloire que partagent quelque 7 millions et demi de foyers en France. « L’homme qui promène son chien dans les grandes villes guérite d’un étrange statut de marcheur », observe-t-il avec une tendresse tenue en laisse par l’ironie. Tandis que les passants vont d’un point à l’autre, « lui tourne en rond au pied des mêmes immeubles, astreint au surplace ». Humilité objective du propriétaire de clébard, voué à ses « boitillements de quartier » : « Avec la régularité de ses sorties et ses fréquents arrêts, […] il pourrait faire penser aux facteurs », mais non, car « le préposé des postes avec sa sacoche a tout d’une figure publique », tandis que le promeneur de chien, lui, « porte sur lui le sceau d’une individualité catégorique ». Pourquoi fait-on « le choix de l’animal » ? A cette question, Jullien apporte une réponse patiente, circonstanciée. Denise est un bouvier bernois de 43 kg, une femelle. C’est le narrateur qui a choisi son nom : « Je lui trouvai un air à s’appeler Denise », une évidence, « un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule avec ses permanentes aux oreilles et ses mèches frisottées ». A part le nom, l’homme n’a pas vraiment choisi, c’est la chienne qui s’est imposée par ses démonstrations d’affection, et le voilà enchaîné avec bonheur au cycle des gamelles. Il travaille à Paris, s’ennuie au service juridique d’une grande banque, on n’en saura pas plus, l’affaire est expédiée en deux lignes : signes que l’animal – c’est sa magie – fait pénétrer dans un temps alternatif. « Pas bouger », comme on dit aux clebs. Dans ce temps canin et statique n’existent plus ni crise financière, ni burn-out ; les rues de la capitale n’ont guère changé depuis un demi-siècle. Au mont Ventoux, où s’achève le récit entre arbres et pierraille, les saisons se succèdent depuis des temps géologiques. Moralité ? Pour sortir de l’Histoire, de sa course folle, il suffit de sortir le chien.