Pierre Michon

L’empereur d’Occident

Collection : Verdier/poche

96 pages

4,57 €

978-2-86432-493-5

janvier 2007

« Qu’il meure de ma main ou que je meure de la sienne, il n’assouvira pas sa faim, il n’entendra pas le mot de l’énigme ; pas plus que je ne l’entendrai, moi, Aetius. Tout cela me lasse jusqu’à la mort. Tout cela doit être. Combattons. Des chevaux galopent, des flèches passent comme un vol d’ibis. Mon casque. »

À mon retour, j’avais dix-neuf ans. Je me mis sous les ordres de l’empereur Honorius, c’est-à-dire de sa sœur Placidia, de qui tout dépendait. J’étais lettré, bon cavalier, fils de général ; je connaissais les Barbares ; j’eus aussitôt des emplois militaires. La Sicile payait mal les tributs, des pirates interceptaient les rares vaisseaux d’outres et de grains qu’elle condescendait à armer vers Rome ; quelques trirèmes de l’escadre de Ravenne furent dépêchées dans l’île de Lipari, afin qu’elles prissent rade dans une crique discrète, et de là se livrassent le long des côtes siciliennes proches à des opérations de police ; malgré mon jeune âge, j’eus dans cette opération un rôle important et un grade supérieur, que j’honorais. Après quelques abordages victorieux sur des pirates de toutes nations, la situation devint routine ; nous restâmes cependant cantonnés ici quelque temps, sous les armes mais oisifs, sceau ostensible et vain d’un vieil Empire. Le temps bleu nous amollissait. Je jouissais de ce climat que mon enfance n’avait pas connu ; et, comme on l’est dans sa jeunesse, j’étais sottement fier de déchiffrer ce lieu brutal et lascif que le ciel avait déployé pour moi seul ; je me félicitais de le si bien goûter, comme si mon plaisir était présage de mon grand caractère : les figuiers fleurissaient pour moi, contre mon seul appétit les figues de Barbarie hérissaient vainement leurs piquants, cédaient enfin leur chair, pour moi riaient les filles des pêcheurs. Le vin très noir d’ici, le corps tumultueux de la petite Honoria qui partageait mon lit, me rassasièrent enfin. Avec la satiété vint l’inquiétude. Ce fut alors que je me décidai à le voir.