Chronic’Art, septembre 2003, par Bernard Quiriny
Voyage au bout de l’enfer
De 1937 à 1953, Varlam Chalamov a été détenu au goulag de la Kolyma. Les 145 récits tirés de cette expérience intime de l’horreur totalitaire sont pour la première fois édités en français dans leur intégralité. Un document historique capital, une œuvre littéraire majeure.
58 : un simple numéro, synonyme pour des centaines de milliers de Soviétiques de condamnation sans appel à l’enfer blanc. Assorti du sigle « KRTD », il désigne, dans le Code pénal stalinien, les activités contre-révolutionnaires trotskistes l’un des pires crimes politiques concevables au pays du « grand mensonge » (Ciliga). C’est au titre de cet article que Varlam Chalamov fut condamné en 1937 et déporté à la Kolyma : une presqu’île à l’est de la Sibérie, bout du monde glacial et désolé dont certaines cartes ne font même pas mention. Marié et père d’une fillette, il est censé y rester cinq ans ; il en fera en réalité dix-sept, échappant miraculeusement aux innombrables causes de morts qu’offre l’endroit (faim, froid, maladie, exécution sommaire). Affecté aux mines d’or, où il travaille seize heures par jour dans une atmosphère polaire, il sera plusieurs fois transféré puis, faute d’atteindre les normes, envoyé en camp disciplinaire. Procès, séjour à l’hôpital pour dysenterie, cachot, camps de transit, accès à un poste d’aide-médecin : Chalamov doit attendre novembre 1953, huit mois après la mort de Staline, pour quitter la Kolyma. Le droit de séjourner à Moscou lui ayant en revanche été refusé, c’est près de Kalinine qu’il retrouve sa femme. Ils se sépareront peu après. La fillette a grandi, élevée dans une haine de classe et un lavage de cerveau permanent qui interdisent à Chalamov de lui révéler la vérité sur l’île. Reste l’écriture ; il s’y consacrera sans relâche durant des années, composant un colossal édifice de textes entrelacés, organisés dans une structure minutieusement réfléchie. Ce seront les Récits de la Kolyma, extraordinaire mosaïque qui connaît aujourd’hui, pour la première fois en français, un destin mérité : cette édition rassemble l’intégralité des six recueils dans l’ordre original, ce qui n’avait jamais été le cas. Expérience de lecture unique, les Récits frappent d’abord par l’économie et la rigueur du style, dénué de tout artifice. « L’écrivain écrit dans la langue de ceux au nom desquels il écrit, précise Chalamov. L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement de l’aspect factuel, véridique du récit. De ce point de vue, ajoute-t il, le récit qui va suivre est condamné à être faux, inauthentique ». Au dénuement absolu du prisonnier répond l’horreur physique (engelures, maigreur extrême due à la faim les médecins ne pouvaient la diagnostiquer comme telle car on ne meurt pas de faim dans la patrie du socialisme) et sociale (dénonciations, trahisons, cannibalisme). Les équilibres mentaux vacillent, le vocabulaire est réduit à une vingtaine de mots, le régime général se résume aux « 3 D » : diarrhée, dystrophie alimentaire, démence. Les identités se brouillent, l’abrutissement élimine toute singularité ; la structure répétitive des récits fait écho à cette perte des repères et confère un impact tout particulier aux motifs et détails repris et ressassés. Document capital, les Récits échappent au commentaire par leur dimension comme par leur sujet. Et sont à inscrire au nombre des livres clefs d’un XXe siècle dont le totalitarisme stalinien reste l’une des pires plaies.