Le Nouvel Observateur, 30 octobre 2003, par Dominique Fernandez
La mort en direct
Livre majeur sur le goulag, les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov sont enfin réédités. Une plongée dans l’horreur des prisons staliniennes.
Enfin l’édition française complète d’un des livres majeurs du XXe siècle. La Kolyma est un fleuve de Sibérie, au coeur du territoire du goulag. Varlam Chalamov, né en 1907, fut arrêté une première fois en 1929 et condamné à trois ans de déportation dans l’Oural. Devenu ensuite journaliste et poète, il fut arrêté de nouveau en 1937 et déporté dans la vallée de la Kolyma où il resta dix-sept ans. Réhabilité en 1957, il mourut en 1982.
Le pouvoir soviétique, qui avait permis en 1962 la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch, n’autorisa jamais celle des écrits de Chalamov. Celui-ci exprima son entière admiration pour le livre de son confrère. Soljenitsyne, qui, à la suite de Dostoïevski, voyait dans l’épreuve des camps une sorte de rédemption du peuple russe, semble avoir été plus réservé sur l’oeuvre de Chalamov, trop radicalement pessimiste à son gré, ce qui ne l’a pas empêché de déclarer : « L’expérience carcérale de Chalamov fut plus amère et plus longue que la mienne, et je reconnais avec respect que c’est à lui, et non à moi, qu’il échut de toucher ce fond de sauvagerie et de désespoir vers lequel nous tirait tout le quotidien des camps. »
À la différence de L’Archipel du Goulag, Chalamov compose de courts textes qui n’ont pas de lien entre eux mais présentent chacun un aspect de cette lente et inexorable chute dans l’inhumain qu’est la vie au camp. Mini-portraits, mini-biographies de détenus ou de surveillants, flashs sur une des activités du camp, plongées éclairs dans l’horreur. Tandis que Soljenitsyne, à la lumière d’une foi qui ne vacille pas, accuse en prophète, aucune promesse ne soutient, aucune espérance ne guide Chalamov : il se borne à constater, avec une objectivité glaçante. Pas de pathos, pas de « philosophie » du goulag : des faits nus, des épisodes isolés.
Une hiérarchie minutieuse préside à l’organisation du camp, mais, à la différence des Lager nazis, la violence exercée par les droit-commun (appelés « truands ») ajoute à la terreur par la discipline la gangrène par la pègre. On est non seulement anéanti par le travail, la faim, le froid de moins 50 degrés, les épidémies, mais dévalisé, passé à tabac, battu à mort en dehors de tout règlement. Chalamov reproche à Hugo l’idéalisation romantique des malfaiteurs, engeance purement abjecte à ses yeux. Les autorités soviétiques savaient tirer parti, en vue de l’extermination des prisonniers politiques, de leur cohabitation avec des voleurs et des assassins.
Pour quels motifs, quand on n’avait commis ni délit ni crime, était-on précipité dans cet enfer ? Pour « propagande antirévolutionnaire ». Par exemple, dire du bien d’un auteur russe publié à l’étranger : dix ans de camp. Chalamov avait eu lui-même une telle rallonge de peine pour avoir cité Bounine comme un « classique ». Se plaindre que les queues pour obtenir du savon sont trop longues : cinq ans de camp. Mais, « selon la bonne habitude russe, selon le caractère particulier au Russe, celui qui en prenait pour cinq ans se réjouissait de ne pas en avoir eu dix. Si on en prenait pour dix ans, on était content que ce ne fût pas vingt-cinq. Et celui qui était condamné à vingt-cinq ans pleurait de joie de ne pas avoir été fusillé. » Pour être fusillé, il suffisait de se taire quand on criait hourra ! pour Staline, ou de ne pas respecter les normes de travail, tâche presque impossible pour des hommes à bout de forces.
Pis encore que la dégradation physique, l’avilissement moral marque la véritable victoire des bourreaux. L’expérience du camp, dit Chalamov contre Soljenitsyne, est « absolument négative ». Selon lui, l’âme se gèle autant que le corps. L’homme le plus instruit, l’intellectuel le mieux préparé abandonne ses repères et cesse de se conduire en humain. Était-ce toujours vrai ? Le cas de Chalamov lui-même prouverait le contraire. Du fond du bagne, il eut la force de noter, pour le consigner à la postérité, le martyre auquel furent soumis des millions de déportés. Dans ses notes, il n’oubliait pas les écrivains. Une magnifique séquence est consacrée à la mort du poète Mandelstam. Un volume de Proust qu’il découvrit au camp le « terrassa ».
Autre différence avec les Lager nazis, coupés du monde derrière une ceinture de barbelés : les déportés russes étaient au contact permanent de la nature, cette grandiose nature russe de forêts et de lacs. À la fin de l’hiver, c’est le pin nain qui avertit les hommes encore engourdis que le climat va changer. « Voilà que dans la blancheur neigeuse infinie, dans l’entière désespérance, se dresse soudain le pin nain. Il entend l’appel du printemps qui ne nous est pas perceptible et, lui faisant confiance, il se redresse, le premier de tous dans le Nord. L’hiver est terminé. » Varlam Chalamov, dont les circonstances firent un Primo Levi élevé à la puissance russe, aurait pu être un de ces grands paysagistes qui, de Tolstoï à Tourgueniev et à Bounine, ont marqué la littérature de son pays.