Lire, octobre 1999, Alexie Lorca
Ici, les habitants de l’Itanésie, de petits êtres aux oreilles si développées qu’ils vivent en se drapant dedans, sont un jour contraints de choisir entre l’ouïe et la vie ! Là, un voyageur échoue dans une étrange contrée qui vit de la fabrication et de l’exportation des rêves, « la supériorité de l’industrie lourde des cauchemars sur l’industrie des songes agréables [tenant] principalement au fait que les premiers sont produits et vendus avec la garantie qu’ils se produiront », alors qu’un rêve léger ne supporte pas le contact avec la réalité. Plus loin, Gotfrid Lövenix traque les fissures, ces ramifications de vide qui rompent le fil du temps, fendent le monde en une infinité de morceaux étrangers les uns aux autres, brisent la continuité entre hier et demain, déparent un « moi » d’un autre, rendant caduc tout principe de responsabilité, d’Histoire et de Mémoire.
« Il en va toujours ainsi : pour parler avec soi-même, il faut tourner le dos à l’objet de la discussion, c’est-à-dire au monde, mais quand c’est avec autrui qu’on parle, on se détourne de soi, bon gré mal gré. Il faut choisir », conclut le protagoniste de l’une de ces cinq nouvelles de Sigismund Krzyzanowski. Sa vie durant, l’écrivain russe a pourtant toujours refusé de choisir. Ses pensées ont erré à leur gré, au rythme de ses longues marches à travers Moscou, refusant de se fixer, s’aventurant sur des chemins vierges et peu sûrs, tentant de converser à égalité avec l’Univers.
En matière d’idée et de vie, l’inclassable Krzyzanowski revendique le droit au brouillon, à la rature. Comme Saül Sbuth, héros du deuxième texte de ce recueil, qui troque des systèmes philosophiques ou des aphorismes contre un bol de soupe, devient fournisseur professionnel de petites joies ordinaires avant de se muer en un farouche combattant de la compassion : « Aimer son prochain comme soi-même, ça va un jour (…) mais deux mille ans d’affilée, c’est du nonsensepsychologique. »
Paraboles, allégories, fables, contes ? Impossible d’étiqueter les textes de l’un des génies ignorés de la littérature de ce siècle, que les éditions Verdier s’acharnent à exhumer du néant. Un néant dont il a tenté au fil des mots et des biffures de percer le mystère, sans jamais perdre le contact avec une certaine réalité sociale et historique.
Inadaptable à la société de son temps – gageons qu’il le serait encore plus à la nôtre –, il mourut dans un isolement total, en laissant derrière lui une œuvre phénoménale et quasiment inédite. Cruelle ironie du sort pour un écrivain qui faisait dire à l’un de ses personnages : « Je ne fais pas trop confiance aux mots quand leurs auteurs sont payés. »