Chronic’Art, décembre 2006, par Morgan Boëdec
La contre-bibliothèque
Ils ne sont jamais cités dans les classements d’incontournables et ne figurent pas dans le « dernier inventaire » de Beigbeder, mais ce sont des chefs-d’œuvre quand même. La contre-bibliothèque idéale de Chronic’art, avec ce mois-ci… Sigismund Krzyzanowski.
Nombre d’écrivains furent publiés puis oubliés. Krzyzanowski, lui, est tombé dans l’oubli avant même d’être publié, presque aucune de ses 3 000 pages n’étant paru de son vivant. Au lieu de se lamenter sur sa détresse à Moscou, ville qui le censura mais qu’il ne quittera jamais, jusqu’à sa mort en 1950, il a puisé dans sa mise sous silence des fables aussi truculentes qu’émouvantes. On trouve ainsi chez Verdier (sans qui personne ne pourrait le lire en France) Le Club des tueurs de lettres, texte dans lequel des écrivains prennent un malin plaisir à détruire les récits dont ils ont à peine eu le temps d’accoucher. C’est dire si l’effacement des signes hante l’ouvre de cet inlassable arpenteur moscovite. Ses seuls bagages : une carte de la ville, des études de droit et de solides lectures russes. Mais en même temps, on le sent également affamé de contes à la Andersen, de linguistique, d’arithmétique. Dans Estampillé Moscou, le meilleur de ses cinq récits disponibles en français aujourd’hui, chiffres et lettres s’animent sous une plume soucieuse de n’écrire que sur ce qui a été rayé, et pour ceux qui ont été rayés ». Rayés de la carte mais pas de sa mémoire, remparts et incendies de la vieille Moscou livrent ainsi leurs secrets dans la première partie, constituée de lettres écrites après la Révolution russe. Une Révolution abordée sous l’angle pointilliste de l’individu, du détail pioché dans la rue ou au creux des pancartes urbaines, dont il révèle toutes les significations cachées. Puis la Révolution passe : « L’accélération qu’elle a imprimée au quotidien a détruit le quotidien ». Sans nostalgie mais avec un redoutable sens de l’observation, il dresse à travers une galerie d’anonymes le portrait de Moscou durant la première année de la guerre ». Tout est là : le conteur lorgnant habituellement sur le fantastique s’y révèle d’un réalisme décisif, car toujours perçu à l’aune de ce qui anime le langage. Aussi proche en cela de Grime que de Borges, il cause aux barricades, joue des paraboles et rend hommage à sa ville, « ronde comme un tampon, qui s’élargit avec le temps en prenant des couleurs différentes : non, elle ne m’échappera pas. Je vais la prendre aux tenailles ».