Art press, mai 1992, par Didier Pinaud
Il y a des livres qui se veulent le tombeau d’une langue – le terminus ou le bouquet final. Ainsi de Krzyzanowski. Lui aussi a soulevé la dalle ; et c’est le cas de le dire, puisqu’on l’avait enterré sans avoir rien publié de son vivant. Auteur pourtant de plus de trois mille pages. Les éditions Verdier inaugurent une collection de littérature russe, « Slovo », avec six nouvelles de Krzyzanowski (1887-1950). On se croirait dans une de ses nouvelles, celle intitulée La treizième catégorie de la raison. C’est l’histoire d’un cadavre qui saute de son corbillard, et qui rate ses funérailles. Vadim Perelmouter, le « découvreur » de Krzyzanowski, raconte que l’écrivain a été enterré le jour du nouvel an, dans un froid d’enfer, à tel point que les survivants du cortège ne se souviennent plus de la route menant au cimetière…
« La tombe de l’écrivain jusqu’à aujourd’hui est demeurée introuvable », dit-il. Toutes les nouvelles de Krzyzanowski sont de cette veine-là. Dans celle intitulée Le Marque-page, le narrateur est doublé d’un « attrapeur de thèmes » qui raconte de drôles d’histoires. Comme celle de la tour Eiffel qui décide de se dégourdir les jambes dans le bois de Boulogne tandis qu’un poète près du socle défoncé « mordille son crayon d’un air pensif en se demandant ce qui conviendrait le mieux à la situation : l’alexandrin ou les méandres du vers libre… » Ailleurs, le narrateur imagine une pommade pour pousser les murs : la superficine. Plus loin, c’est la houille jaune (la haine – la bile) qui permettrait de lutter contre les pénuries d’énergie. Les chômeurs en formeraient la principale industrie… En voilà une mesure urgente : lire Krzyzanowski.