La Quinzaine littéraire, 16 avril 1992, par Christian Mouze
De l’exercice du silence
Six nouvelles à la fois fantastiques et réalistes : Sigismund Krzyzanowski (1887-1950), écrivain russe, découvert près de quarante ans après sa mort à la faveur de la perestroïka, sauf quelques rares articles et une œuvre de théâtre, n’avait jamais été publié.
Plusieurs milliers de pages d’inédits. Sous le titre Mémoires du futur, un premier choix est paru à Moscou en 1989, ici partiellement traduit. Krzyzanowski appartient tout entier, selon le mot d’Isaac Babel, à la « littérature du silence ».
Les histoires d’un « attrapeur » de mots-thèmes (« Le Marque-page »), l’agrandissement terrifiant d’une chambre minuscule à partir d’une pommade diluée (« La Superficine »), les habitants et dédales de la pupille d’une femme aimée (« Dans la pupille »), un mort errant qui, ayant faussé compagnie à son corbillard, n’arrive pas à rejoindre sa tombe (« La Treizième catégorie de la raison »), le projet dérisoire mais insolite d’une vie et ses effets moraux et sociaux (« La Métaphysique articulaire »), la haine en tant que source d’énergie de remplacement (« La Houille jaune »), – tous ces récits, sous une apparence ludique et drolatique, gardent un lien avec une réalité sociale et autobiographique précise, et tentent, par un humour mâtiné de satire, de « débarrasser de l’absurde le tas d’absurdités dont est faite la vie ».
Pour Krzyzanowski les thèmes sont partout sous notre regard et l’invention à partir des mots finit toujours par rencontrer une réalité qu’elle critique. Comme s’il s’agissait par le seul verbe industrieux de ramener une raison manquante au monde.
Combinaison de plusieurs récits venant d’un même personnage (« L’Attrapeur de thèmes », double de l’auteur), la première nouvelle éclaire la démarche de Krzyzanowski et donne sa signification au livre. Comment les mots pris en tant que tels font écho au réel et aboutissent à ce réalisme fantastique et critique qui, depuis Gogol au XIXe siècle, jusqu’à Pilniak, Zamiatine, Boulgakov pour la période soviétique, est l’une des marques originales de la littérature russe. Ainsi le mot « copeau » nous entraîne dans la métamorphose sociale et morale d’un ouvrier menuisier révolutionnaire, troquant, après 1917, la varlope et les tracts contre la serviette de cuir et la voiture de fonction du haut responsable.
Le mot « corniche » amène le récit de la mort d’un chat. Et Krzyzanowski construit devant le lecteur son histoire : il dresse, corrige le décor, indique les vraisemblances, présente et introduit son héros. Il établit la liste de tous les éléments du drame, souligne leur nécessité, trouve au lecteur une place d’observation et le lie étroitement à son texte comme à l’événement.
À partir du mot « on décroche le texte comme un manteau de son clou ». Précisément Krzyzanowski est de ces écrivains qui sortent du Manteau de Gogol.
Il y a l’écrivain de la pensée et de son expression. Il y a celui du mot d’abord, de ses échappées, de ses explorations et de la négligence souvent feinte du réel. Si cet écrivain est russe, le retour au réel, à la réalité sociale et morale d’un temps, ne pourra jamais être manqué : tel est le cas de Krzyzanowski. C’est pourquoi avec d’autres il partage cette exigence éthique de n’écrire « que sur ce qui a été rayé, et pour ceux qui ont été rayés ». Il est alors de ceux pour qui « n’importe quel coin misérable vaut mieux que le trottoir long et nu de la littérature d’aujourd’hui ». De ceux dont l’œuvre non permise est tout bonnement « de l’air volé » (Mandelstam).
Le Marque-page est un de ces livres qui nous remuent parce que leurs mots retournent le mensonge des nôtres comme la terre où nous sommes enfouis, un de ces livres dont la pure littéralité n’exclut pas une affirmation morale : la vérité demeure plus précieuse que la littérature. Pour garder à ses écrits le goût de la vérité, Krzyzanowski n’a pas voulu sacrifier à la littérature de son temps.