La Revue des livres pour enfants, avril 2008, par Françoise Le Bouar
« Donne‑moi ton manteau, Martin,
mais d’abord, descends de ton cheval
et laisse là ton épée,
donne-le moi tout entier. »
De même qu’elle exige de Saint Martin le don total, c’est une écoute pleine et attentive, des deux oreilles et plus, que demande la poétesse autrichienne à son lecteur, s’il veut bien entendre l’appel qui lui est adressé. Paru en 1948, Un plus grand espoir est le premier roman de Ilse Aichinger (il restera unique, son œuvre se composant de nouvelles, de poèmes et de pièces radiophoniques) et le premier texte publié qui parle des années de guerre ; il aura, pour cela et pour ses qualités intrinsèques, un immense retentissement en Allemagne et en Autriche. Mettant en scène des enfants qui vivent au jour le jour les persécutions nazies, l’injustice absurde et la peur, ce texte qui s’achève sur la mort brutale de l’héroïne est pourtant placé tout entier, comme l’indique son titre, sous le signe de l’espoir.
Ellen, qui a dix ou onze ans peut‑être (l’auteur, elle, a vingt ans pendant la guerre), porte le prénom d’une camarade de classe de l’écrivain, déportée ; tout comme Ilse Aichinger, elle est « mischling », juive par sa mère, « aryenne » par son père. Elle a donc le droit, par exemple, de s’asseoir sur les bancs publics, mais ne rêve que de se mêler aux jeux d’une petite bande de sept enfants juifs menée par le fier Georg, se montrant une fois pour toutes du côté de ceux qui n’ont plus aucune place (« — si à droite quelqu’un rit et à gauche quelqu’un pleure, vers qui iras‑tu ? — vers celui qui pleure, dit Ellen). Tout espoir d’obtenir un visa pour les États‑Unis afin de rejoindre sa mère se voit anéanti et pour elle, plus rien ne compte que de vivre ce que vivent ses amis jusqu’au bout.
Petits et courageux, légers, intrépides, les enfants vivent à leur manière les événements, ils savent. Ils ont compris mais, livrés à eux‑mêmes, perçoivent autrement la réalité d’un monde qui a soudain perdu ses assises. Leurs jeux, sérieux, renvoient à nos façons de faire, nos règlements, nos lois, tout en les détournant : le visa fabriqué par Ellen est un faux papier maladroit et poignant orné de fleurs, d’oiseaux et d’étoiles, chacune des lettres de sa grande signature verticale est tendue vers l’avenir. Leur capacité à transfigurer le réel, leur imagination, leur invention permanente, mais aussi leur clairvoyance, c’est tout cela que souligne l’écrivain. « Jouer. C’était la seule possibilité qui leur restait, tenir devant l’insaisissable ». Parce que l’accès au parc leur est interdit, le cimetière est devenu leur terrain de jeux, et les voilà qui courent parmi les tombes jusqu’à l’heure de la fermeture, qui se cachent et se perdent ; « il y avait de petits édicules aux pierres gravées de lettres étranges, et des bancs pour se laisser aller à la tristesse ; cependant, tout au long de l’été il y avait aussi du jasmin et des papillons, et sur chaque tombe d’énormes quantités de choses tues et d’arbustes. Jouer ici était douloureux et tous les cris impulsifs et insouciants se changeaient aussitôt en une insondable nostalgie. Les enfants se laissaient volontiers prendre par les bras blancs des chemins, par les mains ouvertes des ronds‑points. « Où aller ? »
La fête d’anniversaire, la répétition théâtrale ou la leçon d’anglais, organisées vaille que vaille, se voient sans cesse interrompues par des coups frappés à la porte, et le récit avance inexorablement vers sa fin, en dix chapitres qui sont autant de stations sur un chemin de croix. De grandes figures bibliques hantent ce roman à la croisée des genres : David, petit prédicateur venu d’ailleurs, aperçu avec sa fronde sur une place de village, Noé, professeur en robe de chambre, enseignant l’anglais dans une soupente. Si l’étau se resserre, l’espoir semble briller avec plus de force encore, et ce n’est pas le moindre des paradoxes d’un texte qui les accumule, tant il est vrai que les étoiles ne resplendissent que la nuit on ne trouvera refuge qu’auprès des fugitifs, on ne garde que ce que l’on donne, « ce qui pourrait nous rassasier nous déchire, ce qui ne nous déchire pas nous laisse sur notre faim ». C’est Ellen qui, se mettant à courir derrière le policier qui la poursuit, fait s’inverser toute chose. Porte‑parole de l’auteur, elle est l’espoir fou : « l’étoile sur son manteau lui donnait des ailes », et c’est « couchée entre le cap de Bonne‑Espérance et la statue de la Liberté » que le consul la trouve endormie sur la grande carte du monde. Quand elle est interrogée au poste de garde, elle n’ouvre pas la bouche, mais à la question « — Née ? », elle répond « Oui » et se voit giflée. On lui reproche de parler une langue codée, de poser des questions « déplacées » : elle les déplace en effet jusqu’à leur limite existentielle, les prend au pied de la lettre, dans leur sens le plus profond. Car cette petite voix inimitable, rebelle et fraîche, entend redonner du sens là où il fait désormais cruellement défaut. « Au milieu de la rue, sur les pavés gris gisait un cahier ouvert, un carnet de vocabulaire anglais. Un enfant avait dû le perdre, la tempête le feuilletait. La première goutte qui tomba, tomba sur le trait rouge. Et le trait rouge sortit de son lit. Épouvanté, le sens quitta les mots, appela un passeur : fais‑moi passer ! fais‑moi passer ! […] Les mots rigides et privés de sens restaient de part et d’autre de la rivière rouge. Il pleuvait à verse, et le sens continuait d’appeler et d’errer sur les rives. » Ilse Aichinger voudrait être ce passeur. « Elle fait signifier à chaque mot son objet et, cependant, lui fait susciter de grandes zones de transcendance. » (Wolfgang Hildesheimer). Son roman au ton si singulier, qui ne manquera pas d’irriter, ne peut être pris pour une parabole qui édifie deux mondes en parallèle à jamais séparés : le va-et-vient entre les phénomènes et leur portée est si serré que celui qui croirait les démêler n’aurait dans les mains, au bout du compte, que deux pans du réel devenus inertes. C’est que le sens excède les objets et les fait rayonner, telle cette étoile qui conduit Ellen dans les rues humides et sombres, « dans une direction contraire à toutes les directions ». « Il y a tant de gens qui, à l’idée de récit, associent la notion d’agrément, se représentent un doux feu auquel ils se réchauffent les mains, un fleuve aux rives aimables qui les emporte doucement », s’étonnait Ilse Aichinger ; c’est qu’ici, au contraire, le feu brûle, le fleuve déborde et nous devrons faire un effort si nous voulons rejoindre la fillette partie courir derrière l’étoile, « et elle courait vite, poussée une dernière fois par l’ardeur et le souffle de l’enfance ».