Le Temps, 18 septembre 2021, par Jean-Bernard Vuillème

Un roman couvé au couvent

« Les Ouvertures », d’Antonio Moresco, un écrivain majeur de la littérature italienne contemporaine, constitue une épopée de l’individu en quête de vocation dans un univers insaisissable

Un monde trouble, indistinct, insaisissable et cependant minutieusement décrit. Un narrateur insatiable voyeur, spectateur du monde sans cesse ahuri, stupéfait, qui semble agir en aparté, sans y participer vraiment. Une prose d’une rare inventivité, souvent déboussolante et drôle. Comme chez Buzzati, les faits divers du quotidien basculent dans l’étrange et l’imprévu. Comme chez Kafka, le romancier meut ses personnages dans une réalité aux allures de rêve où l’inquiétude existentielle s’abîme dans la démesure du temps.

La prose habitée d’Antonio Moresco, comme hallucinée sous une lumière si forte qu’elle rend presque aveugle, ses soudaines accélérations (les saisons s’enchaînent si vite qu’on peut se retrouver surpris en tenue légère en plein hiver), tient en partie du réalisme magique ; les fondements pratiques et théoriques de ce genre littéraire ont été posés il y a un siècle par Massimo Bontempelli (1878-1960), précurseur peu connu, avant de faire école chez de nombreux écrivains sud-américains comme García Márquez ou Carlos Fuentes.

Règlements de compte

Avant de nous arriver en français, l’édition originale de ce monument de plus de 700 pages, Gli Esordi, a été publiée en 1998 et a fait l’objet d’une réédition chez Mondadori en 2019, avec d’importants changements voulus par l’auteur. Sans qu’on puisse parler d’une œuvre autobiographique, le roman suit une ligne narrative qui correspond à son parcours.

Dans la première partie, « Scène du silence », le narrateur est séminariste. Toujours en retrait, résolument muet, il décrit avec précision la vie dans le couvent, ainsi que ses personnages, volontiers extravagants comme le Félin (préfet des études), le prieur ou encore « l’homme aux lunettes », un ancien séminariste défroqué qui revient hanter les lieux comme une âme en peine. La cour du couvent ressemble parfois à une cour de récréation et les salles d’études à des salles de jardin d’enfants où certains séminaristes règlent sournoisement des comptes en cachette. Une sourde violence bout sous le vernis liturgique et les règles de vie. Au terme de cette première partie, le narrateur muet finit par lâcher un mot, « oui », à la question de savoir s’il est certain « d’avoir entendu l’appel ».

Quand le muet vocifère

Dans la deuxième partie, « Scène de l’histoire », on retrouve sans transition le narrateur dans la peau d’un militant révolutionnaire, phase qui correspond aussi à la vie d’Antonio Moresco. Le muet d’hier vocifère, se met à brailler, mais on ne sait jamais quoi. Pas sûr qu’il le sache lui-même, bien qu’il lui arrive d’électriser des foules. Il parle, sans préparation, pour ainsi dire malgré lui, lors de meetings organisés à la hâte dans des villages alpins.

Comme la première partie, au terme d’interminables errances dans un monde sombrant dans le chaos d’affrontements entre manifestants et policiers, elle s’achève par un « oui ». Le récit bascule alors dans la troisième et dernière partie, « Scène de l’épreuve », sans autre lien que la conscience blessée du narrateur. Et nous voilà plongés, après un survol, dans « une grande ville de l’hémisphère boréal », qui n’est autre que Milan. Retiré du monde, le narrateur y loge dans une tour proche du périphérique.

Ainsi que cela apparaissait subrepticement dans la première partie, le séminariste écrivait dans la plus grande discrétion, activité qui intriguait le Félin au point de lui chiper ses feuilles. Cette fois, il n’est plus question de simples « feuilles », mais d’un roman, probablement celui que le lecteur tient entre les mains. « Nous sommes tous un peu décontenancés par ce roman ! » assène un « envoyé de l’éditeur », enchaînant par un cinglant : « Mais vous vous rendez vraiment compte de ce que vous écrivez ? » Dès lors, un jeu de cache-cache s’installe entre le solitaire de la tour et l’éditeur oscillant entre fascination et répulsion, et qui n’est autre que le Félin, ressurgi dans la peau d’un personnage en apparence renouvelé, comme d’autres revenants qui rythment ce récit foisonnant.

Un séminariste, un militant révolutionnaire et, enfin, un écrivain hors circuit et hors commerce. C’est le trajet d’Antonio Moresco : né en 1947, il a passé une partie de sa jeunesse comme séminariste dans un collège religieux, s’est ensuite adonné à une longue période d’activisme politique (sans entrer dans la lutte armée), avant de se consacrer à l’écriture tout en exerçant divers petits métiers. Ses textes essuieront des refus quinze ans durant, avant une première parution, Clandestinita, en 1993.

La source de lumière

La traduction française des Ouvertures, signée Laurent Lombard, traducteur attitré de l’auteur, est le fruit d’une étroite collaboration. « Plus de cent quatre-vingts heures de discussion, nous précise-t-il, pour tenter de reproduire au plus près en français la prose poétique de Moresco. » Cette traduction comporte quelques modifications souhaitées par l’auteur par rapport à l’œuvre originale. Des modifications jugées nécessaires, « voire naturelles dans le passage en langue française », ajoute le traducteur.

Enfin, soulignons que la sortie de ce pavé s’accompagne, toujours chez Verdier, d’une édition en poche de La Petite Lumière. Dans ce roman plus bref (l’édition originale date de 2013 et la traduction française de 2014), Antonio Moresco atteint la pleine maturité de son art. Une petite lumière que le narrateur perçoit tous les soirs depuis son hameau abandonné et dont il décide un jour d’aller chercher la source. Pour qui ne connaît pas encore l’œuvre de l’Italien, dont de larges pans restent à traduire, peut-être serait-il indiqué de commencer par là.