L’Obs, 28 octobre 2021, par Anne Crignon
La condition syrienne
Quand on connaît l’audience fragile des poètes, on ne peut qu’applaudir Antoine Wauters et son parti pris d’écrire un livre en vers, envers et contre tout. La guerre est loin ; on y pense, on en parle, on se désole, on oublie. La force de ce texte, lyrique mais pas trop, est de faire sentir ce que c’est d’être syrien dans le bourbier contemporain. Déjà distingué par Nos mères (2014) et Pense aux pierres sous tes pas (2018), Antoine Wauters vient d’écrire un livre comme les aimait Kafka, un livre qui sera « la hache qui brise en nous la mer gelée ». Dégel assuré donc, pour tout lecteur et lectrice découvrant le personnage de Mahmoud Elmachi, grammairien reconnu, un de ces intellectuels détestés du régime qui a payé dans les geôles de « Bachar » une œuvre primée de Damas à Paris – une vie à écrire, mais pourquoi au fond ? La guerre lui a pris femme et enfants. Sarah. Brahim. Salim. Nazifé. Le vieux Elmachi est au bord de l’Euphrate, retiré du monde, avec pour compagnon un chien de Daech trouvé blessé, abandonné à un arbre, qu’il a soigné. Son esprit est tout entier dans le passé. Il parle à Sarah. Avec ce pays devenu « une publicité pour la mort », n’auraient-ils pas dû fuir ? Deux pieds, puis onze, puis trois. Du beau style en désordre, haché comme la vie quand on est né là-bas. Au centre du récit, il y a ce procédé narratif étonnant : une plongée littérale dans les souvenirs. Antoine Wauters a imaginé que la ville où Elmachi a toujours vécu est sous les eaux du lac Al-Assad après l’effondrement du barrage de Tabqa (le danger est réel, hors du roman).
L’homme est sur sa barque et chaque jour se glisse dans les eaux froides, avec masque, tuba et lampe frontale, pour descendre au plus profond le long des couloirs verts. Ci-gît sa vie d’avant. Tout est sous l’eau, les prés, les fleurs et la mosquée. Le café Farah, les moutons de Mounir, et Verdi que chantait son père. La maison de son enfance aussi, ses rideaux bleus. Sa mère à la fenêtre, qui l’attend