Le Point, 11 janvier 2022, entretien réalisé par Laurence Moreau
Paul Audi : « Dans Dom Juan, le tabac est une métaphore du théâtre »
Défense du tabac ou défense du théâtre ? La première tirade de Sganarelle, dans le Dom Juan de Molière, interroge les philosophes.
Le Point : Dans La Riposte de Molière, vous analysez la tirade de Sganarelle sur le tabac, qui démarre Dom Juan. Pourquoi cet intérêt de la part d’un philosophe spécialiste de l’éthique et de l’esthétique ?
Paul Audi : Cette tirade forme les tout premiers mots de la pièce, et elle résulte de l’interruption d’une conversation entre deux valets dont on ne sait encore rien. L’un d’eux, Sganarelle, qui était interprété par Molière, interpelle le public avec un éloge du tabac. Or, du tabac, il n’en sera plus question après. Cet « éloge du tabac » ne peut qu’attirer l’attention du philosophe, puisque le texte s’en prend à « Aristote et toute la Philosophie ». On doit à plusieurs philosophes d’avoir essayé de percer le mystère de ce propos où tous les termes appartiennent au lexique de l’éthique. Mais j’ai voulu reprendre l’enquête de zéro en adoptant un principe : ne laisser aucun des termes utilisés sans explication, ce qu’on n’avait pas encore réussi à faire.
Quels ont donc été jusqu’ici les axes d’interprétation ?
Les plus remarquables essaient de la comprendre à partir de la pièce elle-même, à partir de ce que l’auteur cherche à y dénoncer ou à y défendre. Ainsi, pour Olivier Bloch, l’éloge est une profession de foi matérialiste : Molière s’y oppose à la domination de la religion chrétienne, à l’emprise du clergé sur les consciences. Michel Serres, lui, pense qu’il s’agit de mettre en relief les règles symboliques qui président au système d’échanges et de dons sur lequel repose une société humaine. Dom Juan rompant avec ces règles, il apparaît comme le grand perturbateur de la vie sociale. Les conditions de circulation du tabac représentent le bon système d’échanges et de don.
Vous défendez pourtant un avis contraire.
En effet. Cette tirade est délibérément trop bien séparée du reste de la pièce pour qu’elle se laisse comprendre à partir de son contenu. C’est le théâtre en général qui l’éclaire. Il faut, pour le comprendre, se replacer dans le contexte. Quelle était, à l’époque, l’image du tabac ? On le considérait comme un remède ou comme un poison. Or le théâtre, lui aussi, était tenu pour un poison par les ennemis de Molière, qui lui reprochaient de pousser le spectateur à s’identifier à des personnages peu recommandables. Molière va donc utiliser le tabac comme une métaphore de son art, en expliquant en quoi la comédie est bien plus un remède qu’un poison. C’est qu’il traverse une période difficile : non seulement Le Tartuffe vient d’être interdit, ce qui l’amène à composer Dom Juan pour que sa troupe ne reste pas sans emploi, mais surtout, avec la « défaveur » royale, il risque de tout perdre. Ce n’est pas tant que Tartuffe doit survivre, c’est que lui-même doit aussi lui survivre. Cette pièce, grave et drôle, touche au cœur de la critique sociale qui anime son théâtre, elle concentre les attaques contre les croyances fanatiques qui aveuglent l’honnête homme et cherche à « corriger » les « opinions erronées ». Quand Dom Juan est créé, tout le monde dans la salle sait que Molière joue gros. Mais, le comble, c’est qu’il propose une pièce encore plus blasphématoire que Le Tartuffe ! Cet éloge du tabac a un parfum de défi, et si on n’entend ni ce défi ni ses raisons, on passe à côté de la tirade.
« Aristote », « philosophie », « passion », et « purge » : ces mots, censés s’appliquer au tabac, sont des références à la Poétique d’Aristote, dont le deuxième livre, qui devait traiter de la comédie, a été perdu. Mais au lieu de la purification des passions à travers l’expérience de la crainte et de la pitié qui expliquerait, selon Aristote, les vertus de la tragédie, Molière parle, lui, des vertus de la comédie en termes de « purgation des cerveaux humains », de « l’instruction des âmes à la vertu » et de la finalité que le spectateur poursuit : « devenir honnête homme ». La comédie est un divertissement, mais, chez Molière, il se détache sur fond de questions éthiques et politiques de première importance. Cette tirade est là pour le rappeler.
Le public de l’époque pouvait-il en comprendre le sens ?
Il a pu être surpris par cette entrée en matière inédite, mais, contrairement à aujourd’hui, le sens de la métaphore a, je crois, été compris. Quand Thomas Corneille a mis en vers Dom Juan, il a repris la tirade en employant des mots encore plus explicites pour justifier la métaphore. Il faut se rappeler que l’on est alors en pleine « querelle de la moralité du théâtre », où s’opposent deux formes de « faire croire » : celle, sacrée, liée à la liturgie chrétienne, et celle, profane, liée à la représentation théâtrale. D’un côté, donc, la liturgie où l’on cherche à « faire croire » à la vérité d’une action sacerdotale (« ceci est mon corps, ceci est mon sang »), et, de l’autre, la scène du théâtre où l’on cherche à « faire croire » à la vérité d’une action mimétique. Or pour l’Église, le faire croire autodémystificateur du théâtre fait courir un risque à celui propre à la liturgie. Molière est à la fois victime et héros de cette querelle. Il a su faire face à ces enjeux avec un courage, une intelligence et un doigté hors du commun.
Comment expliquer que le roi ne l’ait pas sanctionné ?
Louis XIV était en train de construire un État dont le pouvoir souverain devait revenir à une autorité politique et non à une autorité religieuse. Il a compris qu’il fallait aménager au sein de cet État un espace public laïc, où les prescriptions religieuses seraient tenues à distance. Il avait donc besoin du théâtre profane et de la résistance qu’il opposait à l’hégémonie du clergé. Par sa philosophie personnelle, Molière remplissait ce rôle-là. Mais le roi savait aussi que, pour que son « œuvre » ne se retourne pas contre lui, il ne devait pas soutenir Molière pour Le Tartuffe, ni en 1664 ni en 1667. D’où la riposte du dramaturge avec cette tirade de Sganarelle, où l’on voit pour la première fois un auteur s’avancer sur la scène dans des habits de comédien et prendre le public à partie pour qu’il juge lui-même de la mission qu’il a souhaité assigner au théâtre.