Le Monde, 22 avril 2011, par Raphaëlle Rérolle
Maxime Ossipov, écrivain au bord du gouffre
Sauf miracle, vous ne connaissez pas Maxime Ossipov. Et si d’aventure son nom vous disait quelque chose, ce serait pour l’avoir croisé dans une publication médicale : né en 1963, ce Russe n’a pas étudié la littérature, mais la cardiologie. En cours de route, il a bien créé une maison d’édition, mais spécialisée dans la traduction d’ouvrages scientifiques. Et puis non, ses patients finissaient par lui manquer. En 2005, il est retourné à son métier de cardiologue. Loin de Moscou, cette fois : à 117 kilomètres au sud-ouest, dans un patelin nommé Taroussa, où son grand-père avait été relégué après sa libération du goulag. Quel rapport avec la littérature ? A priori, aucun. Ossipov a consacré beaucoup d’énergie à la modernisation de l’hôpital local. Il s’est bagarré avec les autorités, avec l’alcoolisme de ses patients, avec leur analphabétisme. La réalité la plus sombre, la plus prosaïque. La plus désespérante ? Oui, si rien ne vient la sauver. Or, dans son cas, il y avait justement quelque chose : en plus d’être médecin, Maxime Ossipov s’est révélé être un écrivain. Diagnostic formel. Entendez : quelqu’un qui ne sauve pas seulement des vies, mais de grands morceaux de réel – n’importe lequel. Même le plus sinistre, même le plus sordide. La tradition littéraire russe a donné plusieurs de ces écrivains en blouse blanche, Tchekhov et Boulgakov par exemple.
Pour Ossipov, nourri de littérature autant que de traités médicaux, la révélation semble s’être imposée chemin faisant. C’est ce que suggère en tout cas la première partie de Ma province, ce livre extraordinaire, composé de trois chroniques et d’une nouvelle. L’auteur semble écrire au petit bonheur, en marge de ses consultations. Presque à la hâte.
Pourtant, ce qui surgit de ces textes, en particulier des chroniques, est absolument sidérant. De son écriture sèche, ironique, dépourvue de toute trace de romantisme, Ossipov dépeint un monde en perdition. Les pages du début, en particulier, produisent un choc. L’écrivain, qui entend dresser le « bilan » de ses dix-huit mois de présence à Taroussa, y aligne des « impressions » numérotées, comme s’il s’agissait d’un exposé scientifique ou d’un traité naturaliste. « La première est la plus terrible : chez les malades comme d’ailleurs chez beaucoup de médecins, ce qui frappe avant tout, c’est qu’ils ont peur de la mort et n’aiment pas la vie. »
Suivent plusieurs constats, tous du même acabit : alcoolisme, violence, perte des liens familiaux et sociaux (« ceux qu’on appelle les gens ordinaires n’ont pas d’amis »), disparition de tout intérêt pour le travail, xénophobie, corruption de masse.
Baigné par la littérature russe (il cite abondamment Dostoïevski, Gogol, Pouchkine, Mandelstam), Ossipov a le génie des images. Et une façon très particulière d’introduire des moments de joie simple, la sienne, dans cet univers absurde. Une chose pourtant résiste à tout, et c’est le « vide ». Plus encore que le « mal », pourtant très envahissant, le manque absolu de « sens » qui attrape le pays par les pieds, menaçant de tout engloutir. Au bord de ce gouffre-là, même l’humour d’Ossipov se dissipe. Ses textes sauvent la réalité de l’anéantissement total, mais son rire, souvent, lui rentre dans la gorge – et le nôtre avec.