Libération, 12-13 février 2022, par Philippe Lançon
Échos des années Kolyma
Dans une suite à son grand livre sur le Goulag, l’écrivain et ancien déporté sonde les rapports fragiles entre l’expérience, l’écriture et le temps.
Le temps a passé. Dans les Souvenirs de la Kolyma, le poète et ancien déporté soviétique Varlam Chalamov se demande : « Mais où se trouvait donc la tente où j’ai demandé qu’on me casse le bras ? » ; « Je voudrais déterminer le jour et l’heure où ma force a commencé à décroître. » Mais les traces de l’expérience s’effacent, comme celles des pas du forçat sous la neige. Il est cruel de sentir qu’on oublie ce qu’il est impossible d’oublier. Cruel, et inévitable : « Les mauvais souvenirs oppressent, et l’art de vivre – si tant est que cela existe – est essentiellement l’art d’oublier. » On oublie donc, mais pas tant que ça. On n’oublie pas le scorbut et la pellagre qui faisaient enfler les gencives et les jambes : « Je pouvais retirer la peau de mes mains comme des gants, ainsi que la peau du bout des pieds : elle pelait toujours. »
Serpent malgré lui, pauvre et increvable serpent se redressant sous la botte, ainsi va l’écrivain Chalamov : d’années en années, sur la mémoire d’une terre rocailleuse, sanglante et glacée, il mue. Il laisse derrière lui ses peaux d’écriture et continue de vivre, jusqu’à la mort dans un asile psychiatrique, en 1982, à 74 ans. Dans le livre qu’elle lui consacre, Le Semeur d’yeux, sa traductrice Luba Jurgenson écrit : « Ceux qui ont croisé Chalamov dans la rue au cours des dernières années de sa vie se souviennent d’un mannequin désarticulé, un corps agité de soubresauts, une mécanique dont les pièces tiennent ensemble comme par miracle, en réalité au prix d’un effort surhumain. » Ce qui fait tenir ensemble les textes de Chalamov, ce qui en fait une œuvre d’art, au prix d’un effort surhumain, c’est la vie développée selon une perspective unique, absolue, scarifiée : la mort. Dans un carnet, il écrit : « Ce qui devient grand dans l’art, c’est ce qui, au fond, pourrait se passer d’art. » La mort s’en passe. D’après un témoin, sa dernière chambre en ville, dans les années 1970, ressemblait « de manière insaisissable à la baraque d’un planqué du camp ».
« Infinité de degrés »
Récits de la Kolyma est l’un des plus grands livres sur les camps, donc sur la condition humaine. Jacob grimpait à l’échelle des rêves. Chalamov descend l’échelle des camps. Dans les Souvenirs, écrits plus tard et aujourd’hui publiés, il réfléchit une dernière fois à la descente : « On ne va jamais jusqu’au fond de l’âme humaine, il arrive toujours quelque chose de plus terrible, de plus moche que ce que l’on connaissait, voyait et qu’on avait compris. L’aptitude de l’homme au bien a vraisemblablement aussi une infinité de degrés – la réalité, c’est que l’homme n’est jamais mis dans la situation d’un bien suprême. N’est jamais soumis à l’épreuve du bien. Dans l’âme humaine, le froid absolu n’existe pas – sauf chez les truands – pas plus que la chaleur du soleil. Sur terre cette température la brûlerait sans pitié, tout comme le froid absolu. » À la Kolyma, dans l’Arctique soviétique, il pouvait faire – 60° C, température à laquelle les morts-vivants cessaient de travailler. Conclusion : « Il n’est pas d’attitude plus fausse que de régler sa conduite en prévision de l’avenir. » C’est pourtant ce que font la plupart des gens ; mais ils n’ont pas connu la Kolyma. Ils n’ont pas vécu contre tout espoir. Ils ne sont pas allés tout au fond de la mine. Et ils ne sont pas poètes.
Chalamov a écrit Récits de la Kolyma de 1954 au début des années 1970. Souvenirs de la Kolyma « reprise », commente, complète et conclut les Récits. Il conte également la « suite », la libération, l’installation à Kaliningrad. La rencontre avec Boris Pasternak est l’occasion d’un long portrait de celui-ci. Ce portrait est comme la silhouette de Chalamov à la fin de sa vie : magnifiquement désarticulé, secoué par les soubresauts de la mémoire et du sentiment. Parfois, les textes sont inachevés. Souvent, ils font référence à des scènes, des personnages présents dans les Récits. Ils semblent alors les répéter en moins bien, en plus vague : les détails s’éloignent et Chalamov se concentre sur les rapports tendus, fragiles, incertains, entre l’expérience, l’écriture et le temps. Le livre finit sur un texte, intitulé « Récit enchâssé », qui évoque la vie alors clandestine des Récits. On y comprend comment travaille son auteur : il taille avec rudesse et avec soin dans la matière vécue, comme il le ferait d’un diamant, multipliant les faces et les rayons. Le lecteur est pris dans les reflets tranchants, brutaux, d’un cristal de glace.
Aide-médecin généreux
« Récit enchâssé » se passe en 1972. Un ancien de la Kolyma, baptisé Gleb Gousliak, est convoqué par un magistrat de Magadan, capitale de la région. Gousliak s’appelle en réalité Boris Lesniak. En déportation, il a été un aide-médecin généreux. Un autre texte des Souvenirs, « Belitchia », l’a décrit : « Le char de la Kolyma ne l’avait pas broyé, au contraire : la Kolyma l’avait forgé et dressé à faire activement le bien. Les gens que Lesniak a aidés sont innombrables. Il n’avait jamais été aux travaux généraux, il s’était tout de suite retrouvé employé dans sa spécialité, mais c’était comme une sorte de dette morale supplémentaire qui lui imposait des devoirs. » Trente ans après, le médecin tient à Magadan un « salon littéraire ». Il a lu et prêté quatre récits de Chalamov, rebaptisé ici Gordanov. Bien sûr, on l’a dénoncé. Le magistrat : « Il n’y a rien dans ces récits que le gouvernement, donc moi également, ne reconnaisse pas. Il n’y a qu’un seul récit que je considère comme l’invention d’une plume désoeuvrée. C’est celui où l’on a mis un cheval dans une cellule. » Le récit, écrit en 1962, s’intitule « Caligula ». Il figure dans les Récits. Un cheval épuisé, qui refuse de travailler, y est emprisonné par les gardes : « Il faut l’enfermer. Le chef va se réveiller, et s’il apprend qu’on ne l’a pas mis au cachot, il va nous assassiner. Mets-le dans la 4. Avec l’intelligentsia. » Les intellectuels, appelés tantôt les « Ivanovitch », tantôt les « comptables », étaient à la Kolyma les derniers des esclaves, les premiers à mourir. Pas préparés à ça.
Le magistrat dit à Gousliak : « Bon, l’auteur veut entrer dans l’Histoire, mais vous, pourquoi les polycopiezvous ? » Gousliak : « Je ne le fais pas. » Le magistrat : « Eh bien, vous les montrez, vous en parlez, et pourtant, rien de tout cela n’existe plus. » Gousliak : « C’est juste au cas où. » Il croit, dit-il, « en la Littérature, avec une majuscule ». « Nous n’avons besoin ni de paysages lyriques, ni d’eau morte », rétorque le magistrat, qui lui demande alors d’aller voir Chalamov et de l’interroger : sur ce qu’il gagne, à qui il donne ses textes, quels contrats il a signé. À la fin du récit, Gousliak demande à l’écrivain d’écrire qu’il lui a donné ses récits, combien il a gagné l’an dernier, etc. Chalamov signe tout. « Eh bien, conclut Gousliak, au revoir, tu m’as sauvé la vie. » La scène est gluante : la lâcheté tue l’amitié. À la Kolyma, l’amitié ne pouvait exister qu’à l’hôpital, où Lesniak justement exerçait. La fatigue morale l’a rattrapé, il est devenu Gousliak. Après cette rencontre, ils ne se sont jamais revus. Varlam Chalamov est déporté en 1937 pour « activité contre-révolutionnaire trotskiste ». Il a 36 ans. Sa peine s’achève en 1951. Il est réhabilité en 1956. Entre ces deux dates, il fait 1 500 km pour récupérer une lettre de Boris Pasternak, à qui il avait envoyé des poèmes. Il relira et annotera de près pour son auteur, avec admiration, Docteur Jivago. Plus tard, ils se brouilleront. Chalamov, une fois libre, se brouille avec tout le monde : « Le sentiment est l’unique domaine où l’écrivain ne ment pas. » Mais comment vivent le sentiment et l’expérience ? Dans « Ce que j’ai vu et compris dans le camp », une liste de 46 points qui ferme le livre, Chalamov conclut : « Que l’écrivain doit être étranger à ce qu’il décrit, et que s’il connaît bien son sujet il s’exprimera de telle façon que personne ne le comprendra. » Cette injonction est expliquée dès l’introduction : « L’écrivain a besoin d’une expérience limitée et superficielle, suffisante pour être crédible, une expérience qui ne puisse pas avoir d’influence décisive sur ses jugements émotionnels et logiques, sur le choix qu’il fait, sur la structure même de sa pensée artistique. L’écrivain ne doit pas connaître son matériau à fond, sinon ce matériau l’écrasera. » Chalamov a connu son matériau à fond, mais ce matériau ne l’a pas écrasé. Il est parvenu à s’extraire du cachot de glace pour devenir l’espion qui venait du froid, celui qu’on lit après sa mort.
Abcès et poux
À la Kolyma, région invivable et essentiellement minière, il a séjourné longtemps dans des quasi-camps d’extermination, avant de devenir aide-médecin. « Dans les monts de la Kolyma, il n’y a aucun endroit où le vent ne souffle pas. » Dans les mines, il fait presque chaud : la température monte à – 20° C. Les prisonniers sont battus, maltraités, affamés, « condamnés à 7 grammes », le poids d’une balle, autrement dit fusillés. Les truands, ces kapos, collaborent avec les chefs et font régner la terreur. On apprend, ou on meurt. On apprend, mais on meurt. Pourquoi et comment survit-il, lui, cet homme de grande taille – un inconvénient dans un endroit où l’on travaille tant et mange si peu –, ce forçat couvert d’abcès et de poux qui, dès la fin 1937, est dangereusement affaibli ? Comment fait-il dans ce monde où « c’est le triomphe de la force physique comme catégorie morale » ? Un jour, refusant une corvée supplémentaire, humilié et maltraité, menacé de mort, il le comprend soudain : « Je n’ai jamais ressenti la moindre peur. » Le souci de la langue est au cœur des Souvenirs. Chalamov explique d’emblée que son entreprise est vouée à un certain échec. Comment restituer « la mort de l’esprit », trouver « la loi de la déchéance », mettre en mots ce brouillard sans passé ni avenir dans lequel a survécu la bête humaine ? « Je suis obligé d’écrire dans la langue qui est à présent la mienne, et, bien sûr, elle n’a que peu de choses en commun avec la langue qui suffisait à transmettre les sentiments primitifs et les pensées dont je vivais ces années-là. J’essaierai de restituer la suite de mes sensations -je ne vois que ce moyen de préserver l’authenticité de la narration. Tout le reste (pensées, paroles, descriptions de paysages, citations, raisonnements, scènes de la vie courante) ne sera pas suffisamment vrai. » L’horizon de Chalamov est celui de tout écrivain.
Quels liens y a-t-il entre l’écriture et la mort ? À la Kolyma, écrire des vers était dangereux, on risquait d’être dénoncé par les truands. Dans « Rogoz », Chalamov raconte l’histoire de l’aide-médecin Barkane, un mouchard toujours élégant dont il a pris en 1949 la place à l’hôpital. Un soir, Barkane décide de rentrer au camp en camion et non à pied : « Pour ne pas salir son pantalon de drap et ne pas abîmer ses souliers de box-calf, Barkane prit le risque de voyager debout, juché sur les tonneaux. À un tournant il fut déséquilibré, éjecté et tué. Un véhicule qui passait par là ramena Barkane à notre hôpital. Mais il était bon pour la morgue. […] Barkane – encore vivant – se tient sur le seuil d’événements importants de ma vie : la possibilité d’écrire des vers dans la taïga, dans le camp. Car je les écrivais dans les cahiers fabriqués avec du papier que m’avait donné Barkane lorsqu’il m’avait remis le poste d’aide-médecin. »
Se souvient-on des vers dans un camp ? Jorge Semprun l’affirme. Chalamov est moins optimiste. En 1937, d’un amas de corps étouffés par la chaleur, surgit une voix qu’il entend : « Ça marmonnait, ça marmonnait. » Il s’approche : « Ce sont des vers, dit l’homme, ôtant ses grosses lunettes sans monture et ouvrant de timides yeux bleus. » Il s’appelle Herman Kholkhlov. C’est un Tchèque, spécialiste de littérature russe, émigré blanc. Comme Chalamov, il est devenu incapable de se souvenir de poèmes entiers, « mais il y a des poésies que je sais encore », et, en particulier, « Le cor de Roland ». C’est un poème écrit par Marina Tsvetaeva, qui se pendra en 1941. Chalamov le répète après Kholkhlov, commet une erreur. Kholkhlov le corrige, puis la porte s’ouvre avec fracas, on appelle Kholkhlov qui disparaît, et « je ne l’ai jamais revu ». « Le cor de Roland », voilà une conclusion : « Un bouffon se plaint du poids cruel de sa bosse : / Laissez-moi parler de mon état d’orpheline. / Une horde suit le diable, une bande suit le voleur, / Derrière tout homme il est quelqu’un pour le comprendre / et le soutenir – un mur vivant de mille semblables, / juste comme lui, même quand il trébuche et tombe. / Le soldat a ses camarades ; le roi a son trône ; / mais le bouffon n’a que sa bosse pour le soutenir. / Et donc : fatiguée du poids de savoir à quel point / je suis seule et que ma destinée est de combattre / sous les moqueries du fou et la dérision du philistin, / abandonnée par le monde, avec le monde, sous le choc, / Je souffle à mort dans mon cor et j’envoie / son cri au loin vers un ami. / Et ce feu dans la poitrine m’assure que je ne suis pas / tout à fait seule, et qu’à mon appel un Charlemagne répondra. » Chalamov a répondu.