La Vie, 17 mars 2022, par Béatrice Commengé
Béatrice Commengé est née à Alger en 1949. Romancière et traductrice, l’auteure d’Alger, rue des Bananiers (Verdier, 2020) se souvient pour La Vie des lumières et des couleurs de sa terre natale.
Naître dans un port, c’est apprendre à partir – et à revenir. Dans un port, la mer est partout, même quand on lui tourne le dos. La mer est dans la lumière du ciel. Les traversées Alger-Marseille ont rythmé mon enfance. Dans les années 1950, les paquebots s’appelaient le Kairouan, le Ville d’Oran et le Ville d’Alger. Suivre des yeux la traîne blanche de l’écume à l’arrière d’un navire fut sans doute une de mes premières expériences de contemplation. Aux départs, je préférais les retours. J’étais bien la seule. C’était sans regret que je quittais la douceur verte de la campagne de la « métropole » pour retrouver l’étincellement bleu de la « ville blanche ». À l’époque, je me moquais de toutes ces couleurs : je voulais seulement retrouver le goudron râpeux de la rue des Bananiers et jouer avec mes amis. J’ignorais qu’à mon insu l’éblouissement de la lumière du Sud s’infiltrait dans les pores de ma peau et ensorcelait mes neurones.
La rentrée des classes avait lieu en octobre : c’était un privilège du Sud. L’air était encore tiède et je ne quittais pas mes robes d’été. Dans l’escalier qui menait à l’entrée de la maison, située en contrebas de la rue, le bougainvillier rouge était encore en fleur. J’aimais sa couleur pourpre, unique. Dans la rue, tous les autres étaient du même violet, vif et sans parfum. Ils étaient là pour en mettre plein la vue, débordant des murs blancs. Ils étaient là pour que je ne les oublie pas. Pas plus que je n’ai pu oublier l’odeur âcre des fritures à l’huile d’olive qui s’échappait des cuisines des villas. J’étais rentrée « à la maison », et « la maison », c’était « dehors », c’était la rue, c’étaient les enfants des voisins qui jouaient, c’était la musique de l’arabe, du kabyle, perdue au milieu du français. Le port était loin, invisible, tout en bas – toujours présent.
Sortir, c’était forcément descendre. À Alger, avant les parfums, avant les couleurs, l’enfant qui vit sur les hauteurs apprend d’abord les escaliers. Les escaliers sont des raccourcis, des échappées entre deux murs qui laissent entrevoir la mer, qui empêchent d’oublier le port. Les plus raides – mais aussi les plus courts – on les appelait les « escaliers de chez Pia ». Le long des murs grimpaient des liserons bleus. Des mauves sauvages poussaient un peu partout. À la saison, on s’amusait à extraire leurs graines minuscules pour s’en délecter comme d’un fruit défendu. Les fruits des jardins rythmaient les saisons. J’avais de la chance : dans mon jardin se succédaient les oranges de l’hiver, les nèfles du printemps et les figues de l’été. Des arbres un peu rabougris, jamais soignés. La joie suprême était d’y grimper. Les oranges étaient si acides qu’on les coupait au sommet afin d’y glisser un morceau de sucre et d’en aspirer le jus poisseux. On se gavait de tous ces fruits gratuits. Chez Suzanne, j’appris l’âpreté des plaquemines. Très vite, j’avais acquis assez d’habileté pour croquer les graines juteuses des grenades sans toucher leur peau âcre. De fruit en fruit, les vacances approchaient.
De l’été, pourtant, je n’ai connu que le prélude, dans la chaleur brutale du mois de juin : il avait le goût de la limonade blanche de l’épicier Tranielo, du créponné du glacier tout en bas des escaliers, il avait l’odeur des brochettes d’agneau après un bain à la Madrague. Il avait surtout le goût du départ, de la traînée d’écume à l’arrière du navire, de la ville qui s’éloigne et devient minuscule, engloutie par la mer.