Le Matricule des anges, juin 2008, par Benoît Legemble
Les pouvoirs de l’image
À travers un recueil bigarré, L’Escalier en spirale, Yeats se fait peintre de la révolte et de l’apaisement. Une évocation symbolique de l’âme humaine.
Encore trop largement méconnue en France, la poésie irlandaise a longtemps été éclipsée dans sa réception par le roman. Comme si l’arbre venait cacher la forêt. Pourtant, il y a une vie après James Joyce. Les éditions Verdier l’ont déjà montré dans leur magnifique anthologie du XXe siècle, permettant aux lecteurs de découvrir des noms comme Oliver Gogarty, John Synge, ou encore Patrick Kavanagh. Tout un patrimoine poétique reste encore à traduire aujourd’hui ; un legs important dont William Butler Yeats (1865-1939) constitue certainement l’une des figures de proue. Frère du célèbre peintre Jack Yeats, grandissant dans une famille d’artistes accomplis, William laissera à la postérité une œuvre abondante, désormais intégralement disponible dans la langue de Molière grâce aux efforts de Jacqueline Genet et Jean-Yves Masson. Après dix-huit ans d’ardeur à la tâche, ils mettent un point final à l’aventure en nous donnant accès aux poèmes tardifs de L’Escalier en spirale.
Paru en 1933, cinq ans après La Tour, ce recueil se veut moins hermétique que l’œuvre de jeunesse. Volontiers qualifiée d’ésotérique, la poésie du prix Nobel de littérature 1923 a une réputation difficile. De nombreux lecteurs se plaignent de son obscurité. C’est que l’œuvre de Yeats est exigeante. Elle nécessite qu’on s’aventure dans un au-delà qui est celui de la « vision » et de « l’extase ». Il s’agit de renoncer aux repères traditionnels, d’abandonner la quête d’un sens préétabli. Le titre même de l’œuvre est une invitation à l’ascension. La spirale appelle ce double mouvement, qui est avant tout celui de la contemplation et de la mort. Elle est ce tourbillon que Jean-Yves Masson envisage comme une manifestation de « la présence du temps au cœur même de la pierre apparemment immuable ». Chez Yeats, il existe une véritable approche systémique de la gyre. Jouant sur les symboles, le poète véhicule une conception renouvelée de l’Histoire à partir de la forme de la spirale : l’Histoire est cet enchevêtrement de deux cônes antagonistes. Le premier pôle viendrait ainsi représenter la vision objective masculine rattachée à l’astre solaire, par opposition au second pôle qui incarnerait la vision subjective féminine associée à la lune. À la base de sa théorie métaphysique, le mouvement hélicoïdal esquisse également une trajectoire ascendante qui mène vers le ciel. Yeats voit donc dans la spirale une métaphore de la quête spirituelle. Chaque pièce constitutive du recueil doit alors s’appréhender en tant qu’entité abstraite jouant sur l’articulation des emblèmes. L’escalier se voit ainsi transmué en un « lieu où la pensée s’élabore » comme le rappelle le poème « Un dialogue entre Moi et l’Âme ». Il devient cet espace traversé par un souffle qui permet la révélation et la découverte fondamentale du « pôle caché ». Le poème se veut donc le témoin de l’abdication d’une idée empirique des mots et des choses. Désormais, l’aide déclare l’évaporation du monde pragmatique, puisque « tout n’est qu’un songe ».
Arrivé au soir de la vie (il a presque 70 ans), Yeats évoque aussi son rapport complexe à la mort. Dans son œuvre, elle figure positivement le tragique et marque l’avènement du sublime, à l’inverse du comique qui apparaît galvaudé. Mais plus encore, la mort apparaît comme le moment platonicien par excellence – medium par lequel s’opèrent la métempsychose et l’arrachement de l’âme à la matière. Sur les rives du lac qui borde le domaine de sa protectrice Lady Gregory, dans le poème « Coole et Ballylee », Yeats trouve l’inspiration dans la contemplation de la nature, confronté à une beauté extatique qui est aussi pure conscience de la mort. Seuls les mots convoqués suffisent alors à dessiner les contours d’un paysage métaphysique dont l’expression reste à reconstruire, à l’image de « cette blancheur orageuse […]/ si insolemment pure qu’un enfant croirait/ pouvoir l’assassiner d’une goutte d’encre ». Face au temps qui passe, Yeats esquisse une poétique des vanités qui dit l’évanescence du monde. D’où la nécessité du mouvement de la spirale qui est aussi mouvement de transhumance, mouvement d’un voyageur renonçant aux lumières de pacotille et aux mondanités pour assouvir son inextinguible soif de vérité : « là où la mode et le pur caprice font la loi,/ Nous plions bagages – puisque toute cette gloire est éteinte – / Et partons au hasard, comme le pauvre bédouin avec sa tente. »
Au cours de son errance, le poète apprendra l’humilité et descendra de sa tour pour rejoindre les hommes. Au milieu des ruines du monastère de Glendalough, face aux éléments, Yeats réalise l’obligation de communier avec une humanité enfin rejointe, par-delà la tentation nihiliste. Son parcours est celui d’un retour à la terre, introspectif et empreint de sincérité : « Mais qui suis-je pour oser/ Me figurer que je puis/ Mieux me conduire ou avoir plus/ De sens qu’un homme ordinaire ? » Voici restauré l’espoir d’une communauté à venir.