L’Ours, juin 2022, par Françoise Gour
La vocation des images
Quand au grand âge la maladie ajoute la menace « réelle » de la mort, vient le moment du retour sur soi. Dix jours d’hospitalisation et un transport en ambulance qui lui offre la vision en contre-plongée de son quartier qu’il ne reconnaît pas en donnent l’occasion à Jean-Louis Comolli.
Ancien critique de cinéma (il fut rédacteur en chef des Cahiers aux alentours de Mai 68), un des rares cinéastes ayant renoncé au cinéma de fiction pour « basculer » dans le documentaire, homme de gauche n’ayant pas un temps échappé à la tentation du gauchisme, et à présent patient dans un système hospitalier où les personnels se font rares, remplacés (?) par des machines et où, de plus en plus, le rapport entre malades et soignants passe par la médiation des écrans, Comolli interroge le rapport entre cinéma et réalité.
Longtemps le cinéma, art historique dont la matière est le temps et qui a une date de naissance, fut « une école de la vision et de l’écoute » pour tous dont le dispositif complexe (deux dimensions, cadrage, montage, vision en salle…) maintenait les spectateurs à distance de l’illusion que ce qu’ils avaient sous les yeux était « la » réalité. Aujourd’hui, notre « gloutonnerie visuelle », la multiplication infinie des images, les nouveaux instruments de leur diffusion, l’emprise du commerce et de la publicité, ont mis à mal la vocation universaliste et éducative du cinéma des origines. Pris dans un torrent continu d’images privées de contexte, de récit et de hors-champ, qui s’infiltre partout, le spectateur leurré n’a plus les moyens de faire la différence entre ce que ces images lui donnent à voir et la réalité. Ce retournement complet de la vocation des images filmées irrigue la rêverie du malade Comolli. Le bref récit flottant de ses pensées charrie aussi des bribes de souvenirs, l’évocation de ses morts, l’observation du monde hospitalier. Il a le charme des histoires circulaires chères à Homère et qui n’est pas sans rappeler la parole de l’analysant.