Le Matricule des anges, septembre 2022, par Valérie Nigdélian

Le loup et le chien

La maternité, vraiment une histoire de femmes ? Réfutation imparable avec le deuxième roman de la Catalane Eva Baltasar.

Elle interrogeait déjà dans Permafrost (2020) les liens qui figent, empoisonnent, pervertissent, et les moyens furieusement misanthropes de s’en prémunir ou d’y échapper. Famille toxique, amours tentaculaires, société castratrice et lénifiante, il en fallait, de la fureur et du désir, pour préserver « ce rayon immédiat de solitude dont tout être vivant a besoin pour pousser ». Dans Boulder, deuxième volet de la trilogie annoncée, sacré meilleur roman de l’année lors de sa parution en Espagne en 2020, la Catalane Eva Baltasar continue de creuser la thématique, tout en filant la métaphore minérale. Ce nouveau portrait de femme, jumelle de sa première héroïne, est tout autant qu’elle irrémédiablement .Associé au paysage, dans sa dimension primaire, élémentaire. Du sol indifférencié et gelé de Permafrost, sous lequel brûlait le feu, une forme s’est pourtant depuis détachée : cadenassée, singulière, incongrue. C’est bien cc à quoi renvoie ce titre mystérieux: en géologie, le terme de « boulder » désigne un bloc rocheux isolé dans son environnement. Et Boulder, c’est aussi ici le surnom de la narratrice, surnom que sa compagne lui a amoureusement attribué car, dit-elle, « je ressemble aux gros rochers solitaires du sud de la Patagonie, des chutes de monde, en surplus, […] exposées à tom veut [dont] nul ne sait d’où elles viennent ».

Le vent justement, l’eau du ciel et celle de l’océan, la puissance volcanique des terres australes, comment les faire entrer dans cette petite maison jaune où l’amante, bientôt, veut foire son nid ? Comment les éroder, patiemment, mortellement, pour qu’ils finissent par se prendre dans « la soie des toiles d’araignée » et qu’« un mot incommode, le plus ancien, le mot Mère », soit prononcé ?

Boulder est donc l’histoire d’un piège patiemment tendu, dans lequel la proie consent à s’enfoncer – par amour, par lâcheté, parce qu’il « est plus facile de construire un leurre que d’en défaire les nœuds quand tu l’as installé sans le vouloir dans une maison, jour après jour, petit à petit ». Balayés dès lors les nuits impérieuses et dévorantes, les mois « parfaits, étincelants », envolée l’amante adorée que vient peu à peu remplacer une inconnue, cette « autre femme, large et bénigne ». Barrée la porte de son sexe par les « kilos de bébé » qui croissent en elle et qu’elle abrite telle une reine son royaume.

Du règne sans partage des mères et du poison sucré qu’elles se plaisent à distiller, de cette métamorphose graisseuse qui fait de Samsa non pas un cafard kafkaïen mais un contenant informe ou une vague figure bovine, Baltasar dresse ici un sarcastique et salvateur portrait. Contre cette vague d’hormones tyranniques qui emporte toute raison sur son passage, contre la victoire narcotique du quotidien, une seule issue : prendre le large. Reconnaître sa vraie nature qui, plus que de pierre, est d’abord « fumée [qui] circule à travers des cheminées, explore chaque ouverture, cherche un jet de lumière et de froid, la coupole du ciel pour s’y répandre ». Redevenir loup, retrouver « cette énergie ravageuse que seule la douleur sait produire ». Goûter à nouveau la « force fanatique et brutale » du sexe, la panique et l’impatience, « avec une agitation qui rappelle celle des bêtes : la bouche sale à ras de terre, le cul ouvert bien haut ». Bref, s’échapper.

Mais échapper aussi à tout manichéisme : parce que mère, bien que par défaut, la narratrice l’est aussi devenue – il a suffi d’un regard de l’enfant, « comme un petit miracle », presque une petite mort. Quelque part entre Islande et Groenland, sur des eaux inhospitalières et glacées, elle peut alors inventer une façon d’habiter au confluent de « l’amour, qui pousse toujours vers le dehors, et la solitude, qui tire vers le dedans ». Construire des liens qui libèrent, pas des liens qui enferment. Forger une façon singulière d’être mère, en refusant toute possession ou attaches. Soit être mère comme un être humain pourrait l’être, et pas comme une femme : car « je ne suis pas une femme. Je suis le cuisinier d’un vieux navire marchand qui aiguise lentement ses couteaux ».