Libération, 24 février 2011, par Éric Aeschimann
Milner s’installe au comptoir
Nous parlons politique tous les jours, une façon de perpétuer le rêve révolutionnaire.
Jean-Claude Mimer est un métal conducteur. Un jour, il s’est branché sur une puissante source d’électricité. Depuis, son destin est de produire des arcs électrostatiques, de perturber les champs magnétiques de la vie intellectuelle française. Disciple d’Althusser, linguiste tendance mao, rallié à Benny Lévy, commentateur érudit et impitoyable, il va et vient autour des questions jumelles de Mai 68 et du judaïsme. Toujours il jette des éclairs. Il est comme Nikola Tesla, cet ingénieur en électricité dont Jean Echenoz a raconté l’année dernière les inventions fulgurantes, les expérimentations visionnaires et l’effroi qu’il inspirait à ses contemporains. Milner est un homme de concepts et de foudre, de murmures sardoniques et de Blitzkrieg.
Tableaux des mœurs
Paru en 2003, les Penchants criminels de l’Europe démocratique était une attaque éclair contre le progressisme européen, « solution finale » à l’appui. Pour une politique des êtres parlants tient plutôt du murmure sardonique. Quarante « paragraphes » comme autant de tableaux des mœurs, décrivent la politique par son versant le plus prosaïque, le plus méprisé : « La politique a toujours consisté à parler politique. » La parole de chacun, le café du commerce, la conversation entre amis, voilà l’objet. « Des brèves de comptoir aux disputes bien élevées, la politique vient incessamment combler les silences de notre société […]. La discussion politique fonctionne comme le paradigme de toute discussion possible. Parler cinéma, parler football, parler cuisine, parler littérature, dès que l’échange s’anime, il retrouve immanquablement la rhétorique de la division, la systématique de la mauvaise foi, l’indifférence aux faits que la discussion politique nous a apprises. […] Quand on parle politique, on discute ; quand on discute, on parle politique. »
Parler politique, c’est parler de la force, c’est se demander si la raison du plus fort est toujours la meilleure. C’est une affaire des êtres parlants, une combinaison de corps multiples en train de parler et de se taire. La politique engage des techniques de corps, « écouter, discourir, se regrouper, se disperser », et sa légitimité est d’avoir stoppé le désir de mettre à mort autrui. Car si je veux parler, je dois être écouté et, pour cela, il faut que l’autre vive : « Dès l’instant que l’être parlant se voit contraint d’admettre qu’il n’est pas seul à être parlant, la politique a prise sur lui. » C’est en France, dit Milner, que la discussion politique aurait été portée à la dignité de rite collectif, de culte de « l’illimité » où la Révolution tient lieu de religion, tout comme, chez les Anglo-saxons, la marchandise a succédé au sacré. Parler politique, ce serait donc communier dans le « tout est politique » théorisé par Mai 68 et dénoncé par Benny Lévy.
Dans L’Arrogance du présent, Milner analysait 68 comme une tentative folle mais assez touchante pour abolir l’opposition gouverné-gouvernant, actif-passif. Dans la manif, l’occupation de l’usine, l’AG, tout le monde est actif. La discussion politique agit de même. « Un pas de plus, et le sujet discutant se persuade qu’il pourrait, seul ou à plusieurs, se comporter en maître du monde. » Nos colères domestiques contre Sarkozy ou le PS formeraient une nuée de mini-Mai 68 de pacotille, destinés à perpétuer le rêve révolutionnaire du « tous gouvernants ». « La vanité s’installe dès que les faibles se mettent à discuter entre eux, en mimant la force que justement ils ne possèdent pas » (là, difficile de ne pas penser à Stéphane Hessel).
Contre-feu
Et l’on comprend alors à quelle centrale électrique s’alimente Milner. S’il ne cesse de traquer une gauche qui a transformé 68 en une légende pour enfants, c’est parce que lui prend l’événement au sérieux. Il veut en saisir la véritable essence, celle d’une expérience de l’universel, de l’illimité, de la totalité – la dernière en date en Occident, sûrement. Telle est la ligne de force qui relie ses livres. Avec parfois des conclusions trop cut, comme ici, où il fait l’éloge de la politique minimaliste. Souvenons-nous plutôt qu’il y a peu, en contre-feu à « l’universel facile » qu’il pointait chez son ex-ami Badiou, Milner plaidait pour « un universel difficile ». Pourquoi ne pas envisager « une politique difficile », débarrassée de ses illusions et simplifications ? N’est-ce pas ce à quoi nous appellent aujourd’hui, par exemple, les révolutions arabes ?