Le Monde, 5 février 2011, par Josyane Savigneau
« L’acte politique, ce sont les corps parlants »
Entretien avec J.-C. Milner, propos recueillis par Josyane Savigneau.
Linguiste, philosophe, Jean-Claude Milner a publié nombre d’essais, dont L’Arrogance du présent. Regards sur une décennie, 1965-1975 (Grasset, 2009). Il revient ici sur les notions de démocratie et d’État de droit.
En Égypte, en Tunisie, on entend en ce moment le mot « démocratie ». Que faut-il pour qu’il y ait démocratie ?
Cela commence par la liberté des corps. Des corps libres de se déplacer, de parler à haute voix, de se réunir et de se disperser à volonté. L’acte politique, ramené à son minimum essentiel, ce sont des corps parlants. Et la démocratie est cette machinerie, parfois compliquée, qui se tient au plus près de ce minimum, sans rien en retirer et en y ajoutant le moins possible.
Vous avez participé à un dossier de Philosophie magazine (n° 46) sur la démocratie. Que pensez-vous du propos de Jacques Rancière, selon lequel la France est un État de droit oligarchique ?
Ce n’est pas mon sentiment. Je ne suis pas convaincu qu’on soit dans un État de droit, pas même oligarchique. Plus qu’un État, la France est désormais une société et cette société est plus permissive que libre. La liberté est une activité. La permission est quelque chose que l’on reçoit passivement. Or la société française est plutôt du côté de la passivité. La question de la relation entre liberté et droit est essentielle, mais comme on est au régime des permissions, on n’est pas tout à fait ni au régime des libertés ni au régime des droits.
Dans La Politique des choses […], vous dites : « La démocratie moderne ne remet pas le gouvernement aux hommes, elle le remet aux choses »…
Dans la démocratie, non au sens où je l’entends, mais dans sa version la plus répandue, le gouvernant n’a qu’une seule crainte : qu’on se souvienne un jour que, en droit, c’est aux gouvernés que le pouvoir revient. Un moyen sûr d’éviter que la mémoire ne se réveille, c’est que la notion même de pouvoir perde son sens. C’est pourquoi les gouvernants en démocratie font croire qu’ils ne décident de rien. Ce sont les choses qui décident, disent-ils.
L’exemple le plus récent est la réforme des retraites. Cette réforme a été imposée au nom de l’ordre des choses (démographie, allongement de la durée de la vie), comme si le moment de la décision avait totalement disparu. Et de la part de ceux qui se sont battus contre cette réforme, j’ai entendu un discours qui, très souvent, était aussi un discours des choses. Le moment où il s’agit de choisir semble se dissiper, du côté des gouvernants comme de celui des gouvernés.
Est-ce pour cela que vous dites : « Le mensonge commun à Staline, aux démocrates verbaux et aux doctrinaires de l’Euroland consiste à prétendre que les choses parlent » ?
Les choses ne parlent pas par elles-mêmes, on les fait parler. Quand on prend une décision en la disant imposée par les choses, on parle à leur place. Et celui qui parle à leur place, de quel droit le fait-il ? D’aucun, sinon de s’être mis dans cette position. Durant ces quelques jours où la Tunisie a bougé, le pouvoir, au commencement, paraissait aussi immuable qu’un ordre des choses. Puis, il y a eu un moment, on ne sait pas si ça durera, où il a été renversé par des personnes. Qui se sont comportées en êtres parlants, au sens le plus fort du mot. Quand la politique se parle, c’est très beau. Mais le moment où elle se parle n’est pas forcément très long…
Vous voyez la politique contemporaine comme une sorte de théâtre…
Prenons la France. On y pratique la discussion politique. C’est une manière bien particulière de nouer parole et politique. Dans cet exercice, les gouvernés parlent comme s’ils étaient en position d’être des gouvernants. C’est la règle du jeu. Sauf que c’est strictement du mime.
Les gouvernants miment-ils aussi la prise de décision ?
Cela renvoie à ce que je disais sur le gouvernement des choses. Il est devenu très rare que les gouvernants disent avoir choisi. On a une sorte de cascade de mimétisme. Les gouvernants se disent soumis. Aux marchés, à la protection de la nature, aux sondages, bref, à des choses muettes. Puisqu’ils sont soumis, ils attendent que les gouvernés le soient à leur tour. Puisque le pouvoir revient à des choses muettes, ils attendent que tous se taisent. Déconnecter la politique du fait que nous sommes des êtres parlants, c’est grave. J’essaie de le montrer dans Pour une politique des êtres parlants […].
Dans les sociétés non démocratiques, comme la Chine, gouverne-t-on ?
Je le crois, mais à un prix très élevé, qui est que le peuple chinois n’est pas traité comme un peuple d’êtres parlants. On gouverne et ceux qui gouvernent disent : « Acceptez-nous comme si nous étions des phénomènes naturels. » Les gouvernants démocratiques disent : « Nous obéissons aux choses » ; les gouvernants non démocratiques disent : « Nous sommes les choses. » Les gouvernants chinois le disent d’autant mieux qu’ils peuvent se référer à la tradition des légistes.
« L’idéalisme en politique est la pire des fautes. C’est aussi la plus fréquente chez les lettrés. » Quel est l’inverse de l’idéalisme ?
Ce que j’appelle le matérialisme. La première question que le matérialiste doit se poser est : « Qu’en est-il de nos corps ? » Au besoin, il renversera la question : « Où sont les tortionnaires ? » Prenons la démocratie américaine : on sait où ils sont, et le président Obama n’a rien pu y faire. Guantanamo existe toujours. En France, où sont-ils ? Qu’on ne me dise pas qu’il n’y en a pas.
Vous estimez que Guy Debord se trompe en liant « la société du spectacle » aux nouvelles formes du capitalisme…
C’est bien antérieur. En France, c’est après 1815. Il y a eu une grande séquence où la politique se fait à ciel ouvert ; cela commence en 1789 et se termine en 1815. Avec de grandes difficultés, j’en conviens. La Révolution française ne parvient pas à trouver sa propre langue, l’Empire parle une langue mensongère, mais les corps agissent et ils parlent. La question du nouage entre parole et politique est au moins posée. Ensuite, tout se referme ; c’est alors que commence le monde de la discussion politique. La politique est confisquée par les gouvernants, qui parlent pour ne rien dire ; son fantôme continue chez les gouvernés sous la forme de la discussion mimétique. On n’en est pas sorti.
Nous sommes un pays très fidèle à ses rites sociaux. Chateaubriand a, d’un certain point de vue, décrit la naissance de la société du spectacle, quand la politique se réduit sous ses yeux à un théâtre de salon. Après lui, les plus grands écrivains, ceux qui sont au plus près de l’être parlant, vont devenir de plus en plus affirmatifs : il faut s’échapper de la discussion politique. Flaubert la raille, Baudelaire la méprise. Proust la met au centre de La Recherche, mais comme une frivolité de plus.
La grandeur de Sartre, comme de Malraux, par des voies totalement différentes, est d’avoir voulu s’affronter au double piège de la discussion et du mime. Y entrer avec témérité, pour en ressortir la tête haute. Y sont-ils parvenus ? Je n’en suis pas certain. Sartre, en tout cas, semble conclure à l’échec. C’est tout le sens de la préface à Aden Arabie, de Paul Nizan.
Si « on parle politique dès qu’on se demande si la raison du plus fort est toujours la meilleure », on ne parle pas très souvent politique…
Non. Dans les démocraties, moins qu’ailleurs puisque la question y est supposée résolue. Plus largement, quand on parle d’État de droit, on pense que c’est résolu, puisqu’on s’imagine que le droit suffit à faire que, parfois, le faible soit protégé. À mes yeux, la question n’est jamais résolue. Considérez la France. Même si l’on prend la force en son sens le plus pauvre – la force physique –, la raison du plus fort l’emporte de plus en plus souvent. Au sein des familles, dans les violences domestiques, dans le monde des écoles, dans la rue. Et que dire si l’on affine la notion de force, en incluant aux côtés de la force physique tant d’autres variantes que le monde moderne a produites ?