Le Monde, 9 septembre 2011, par Catherine Clément
Le 21e siècle est d’ores et déjà lacanien
Trente ans après sa mort, le psychanalyste suscite de nombreuses publications. S’en détachent un inédit, des réflexions de Jean-Claude Milner et un hommage de notre collaboratrice Élisabeth Roudinesco.
À sa mort, le vieux psychanalyste était presque un trésor national vivant. De loin, dandy foutraque adulé ou haï, célèbre pour ses cigares tordus, son nœud pap’ et le public people se pressant à son séminaire ; de près, un corps saisi de pensée. Place à la voix. On écoutait cette lente parole entrecoupée de soupirs, débobinant des phrases en quête de chute, piégées dans une grammaire exacte, mais dure à suivre. Alors Lacan revenait sur ses pas, tirant ses auditeurs le long d’un fleuve dont seule sa logique connaissait le cours. Nous, bateaux ivres ; lui, le hâleur. Résultat ? Une pensée couteau suisse. On l’a sur soi, elle sert à tout. […]
« Jardin à la française »
Roudinesco et Miller se croisent sur bien des points. L’excès, la démesure, le non-conformisme de la grande bourgeoisie, le charme et la brutalité. Le Lacan de Miller est plus tendre, plus aimant ; le livre de Roudinesco, nourri à l’amour vache, rend justice à un homme qu’elle admire et discute. Ces deux-là sont passionnés de Lacan.
Jean-Claude Milner aussi, mais autrement. Clartés de tout est d’un chercheur qui ne veut strictement rien savoir de l’homme privé. Mais alors, quelles lumières ! Un exemple. Milner, qui fut linguiste, décrypte la position de Lacan sur les langues. En 1953, neuf ans après la défaite du nazisme, le premier discours de Rome, célèbre pour son affirmation du « retour Freud », s’adressait aux psychanalystes de langue romane. À l’époque, l’allemand vaincu, langue natale de la psychanalyse, cédait devant l’anglais, langue de la marchandisation propre à dévoyer l’entreprise freudienne. Aux États-Unis, c’était fait. Pour retourner à Freud, Lacan le mit au cordeau ; de la jungle freudienne, « j’ai fait un jardin à la française », disait-il. Mais pour cela, rappelle Jean-Claude Milner, Lacan a recours à la « langue dialectique », une langue française qu’il se voit contraint de tourmenter, car le français classique ne peut rien dire de freudien. Tard dans sa vie, il n’a plus le temps, il joue aux mots-valises, se sert des homophonies, des sens opposés et, en hâte, brise la langue. L’obscurité vient. […]