Le Matricule des anges, janvier 2023, par Valérie Nigdélian
Racines nues
Sur fond d’exil, un magnifique portrait de femme en éternelle étrangère, de l’enfance à l’âge adulte, par la Catalane Najat El Hachmi.
C’est un début digne d’un conte sans âge, dont des femmes d’une autre terre se transmettraient le souvenir autour des vapeurs d’un thé frémissant : « Elles étaient sept sœurs, sept, assises autour d’une table en bois, sur le tapis en raphia imprimé. […] Elles disent : raconte-nous ton histoire, chère sœur. […] Conte-nous, douce sœur, contenons. » Le récit que déroule la voix qui s’élève alors au cœur du Rif, réchauffée par le thé partagé et les retrouvailles si longtemps espérées, est pourtant bien d’aujourd’hui : arrachement au pays natal, traversée des frontières et des mers, désorientation. Point final d’une trilogie commencée par Le Dernier Patriarche – une percutante critique du règne des mâles dans la culture et la diaspora marocaines – et dont nous manque hélas le deuxième volet (La Filla estrangera, 2015), non traduit en France, ce troisième roman de Najat El Hachmi continue d’explorer les thématiques de l’émigration et de la confrontation intrafamiliale entre tradition et modernité. Cette Mère de lait et de miel s’enracine quant à elle – son titre n’en fait pas mystère – autour de la figure maternelle, à qui l’autrice élève un très sensuel monument d’amour et de pardon. Mère quelle conjugue au pluriel, terre nourricière dont elle déploie toutes les dimensions symboliques. Ventre dont elle interroge l’inéluctable – et salvatrice – expulsion.
Depuis le cercle des sœurs de nouveau au complet, la voix de Fatima s’élève, comme « une rivière qui coule lentement, en ondoyant », sans crainte de la redite, de la complainte, de l’arabesque, renouant avec l’ancestrale tradition orale des femmes berbères qui l’ont précédée. Elle raconte le déchirement du départ, cette « folie de préférer aller vers ce que nous ne connaissons pas plutôt que de rester à la maison » avec, pour seul bagage, une petite boule de levain venant d’un temps immémorial – « pâte vivante de ma mère, quelle a reçue de sa grand-mère et de la grand-mère de son arrière-grand-mère » –, flèche tendue entre le passé et le présent, entre l’ici et l’ailleurs, miette dérisoire, miette miraculeuse capable, pétrie à nouveau, de faire renaître le foyer où que l’on soit. Elle dit l’arrivée dans une ville sombre et humide de Catalogne avec, dans une main, celle de sa fille Sara. Dans l’autre, « un bout de papier avec une adresse » écrite dans une langue inconnue qui, elle l’espère un temps, les conduira jusqu’au mari qui les a abandonnées. Fatima raconte : le dénuement total, l’angoisse et la « nostalgie à en mourir ». La solitude et la force. Peu à peu, les solidarités naissantes et, surtout, la construction – précaire, modeste – d’un inattendu « lieu à soi ».
C’est qu’il fallait rien de moins que l’exil pour la trouver, cette « chambre à soi » interdite aux femmes de la société amazighe, vouées à passer des mains de leur père à celles de leur mari, réduites à n’être « rien, rien qu’un récipient où faire cuire nos enfants ». Entrecroisé au récit de l’exil, le roman (à la troisième personne) de l’enfance de Fatima au bled, dans la maison familiale puis celle de l’époux, égrène les séparations successives, biologiques comme culturelles, que la « fatalité » impose aux femmes, condamnées à être, où qu’elles soient, « des invitées ». Depuis le ventre maternel que l’on quitte ou le sein bientôt interdit, c’est un même mouvement qui promet le bannissement du foyer, « annoncé toute petite déjà », lorsqu’un inconnu aura décidé qu’il vous « voulait couchée toutes les nuits à ses côtés ». Ou lorsque vous mettrez au monde « des filles pour les donner » à leur tour. Autant de blessures et de souffrances « écrites » dans le marbre d’un « ordre des choses » incontestable que les femmes subissent et reproduisent, faisant d’elles-mêmes leurs propres victimes, devenant à leur tour bourreau. Pour Fatima, il faudra que la « racine de chair » qui l’unit à sa fille, « seule maison » où elle soit capable d’habiter, menace de se rompre pour que cette chape soit détricotée enfin. Oui, « le monde peut tourner autrement », car « ce n’est pas possible que ce soit dans l’ordre des choses, c’est forcément un mensonge qui vient de loin ».