Le Matricule des anges, janvier 2023, par Étienne Leterrier-Grimal
Mémoire en écume
Somptueux et puissant, Une mère éphémère explore les replis de la mémoire en conjurant l’inceste par la force d’une langue poétique.
Une mère éphémère, d’Emma Marsantes, est le premier roman d’une autrice dont le pseudonyme à sa syllabe redondante place la mère en figure autour de laquelle tout se noue. Et déjà, il promet au lecteur un texte où la matière du langage sera au cœur d’une douloureuse autopsie. Durant la quinzaine d’années que parcourt ce récit rétrospectif de Mia, enfant, adolescente, puis adulte, se dévoile comment, dans une famille bourgeoise du Neuilly des années 1960, on détruit les femmes, silencieusement, derrière des façades où l’épouse a pourtant « tout pour être heureuse […] un mari centralien, un bel appartement, une résidence secondaire, une Mini Austin Cooper, un manteau de lynx, des bijoux, deux enfants ».
L’ordre de la liste a son importance : il révèle le sort réservé à l’enfant dédaignée, prise au piège des sexes. D’un côté le père, brutal sous la respectabilité que lui confèrent parties de chasse, opéra, chemises impeccables et croisières à Calvi. De l’autre, une mère effacée, mélancolique, première victime de carcans et d’interdits qu’elle impose à son tour à sa fille comme pour s’en venger. Mais une nuit, Mia se réveille et surprend sa mère devant son lit, le couteau à la main. Avant de la retrouver le lendemain, pendue.
Le suicide de cette mère, absente à la « mort verticalisée » par la révélation d’une vérité trop longtemps passée sous silence devient alors « l’apothéose d’un acte impensé beaucoup plus ancien ». C’est une stèle, à partir de laquelle l’autopsie trouve son repère et commence à collecter les éclats diffractés du moi. À la mort de la mère répond l’effusion des règles d’une fille devenue femme, et qui se souvient progressivement de tout ce que l’enfance a dû passer sous silence. Avant même l’adolescence, Mia était en fait déjà une proie : celle du voisin, celle des regards du père, et surtout celle des viols répétés du frère : « pas du tout le viol des parkings et des faits divers, ce qui se passe derrière les rideaux propres des familles éduquées. C’est plutôt le viol de sympathie, par complaisance, par incitation, par intimidation, par séduction ».
« Il y a des familles où l’on apprend à mourir » : le récit d’Emma Marsantes n’est pas seulement un livre qui aborde la question brûlante et actuelle de l’inceste, ni la peinture des mœurs d’une autre familia grande. C’est d’abord un livre sur la mémoire, un grand texte de littérature qui raconte la construction de soi autour d’une blessure fondamentale qui propage sa douleur sur une vie tout entière. Un texte qui tire surtout sa force de la façon dont la langue devient la matière principale de ce que la mémoire ressaisit de façon parcellaire, par bribes et résonances, « les pensées en fuite comme une hémorragie cérébrale ».
Il se révèle ainsi partout ce qu’Emma Marsantes appelle un « non conçu su » : une plaie qui palpite sous la surface des mots. « Je vogue sur dans les vagues des souvenirs escarpés. Des blancs. Des silences. » La grandeur d’Une mère éphémère est d’ériger contre ces silences une langue superbement poétique, dont la richesse et les images saisissantes n’ont pas pour simple projet de conjurer le mal par les festons du style. Il s’agit bien au contraire de faire en sorte que cette langue incarnée, figurale, pleine d’échos, de failles, de détours, ou même de jeux de mots finisse par dire à travers « le langage codé » de la faute, ce qui doit être dit : les sifflements du serpent de l’inceste. Il fallait sans aucun doute la plume d’une poétesse pour dire l’indicible avec autant de force et de justesse, et pour le ramener du néant vers la littérature. Une entreprise dont toute la difficulté tenait dans l’étonnant pacte de lecture inaugural : « Cela a existé parce que je ne m’en souviens plus. »