Libération, 4 février 2023, par Natalie Levisalles
Beau comme un adieu
La maladie, le cinéma et la guerre en Ukraine vus par Jean-Louis Comolli au seuil de la mort.
Jean-Louis Comolli nous apprend dès la première page qu’il va bientôt mourir. Son oncologue ne sait pas quand exactement, une semaine, six mois, un an, disons un mois. Très étonnamment, cette fin annoncée ne fait pas d’En attendant les beaux jours un livre plombant ou tragique ; on y trouve beaucoup de vie, de curiosité et même parfois quelque chose qui ressemble à de la sérénité. C’est un texte qui donne envie d’ouvrir les yeux, de s’étonner et de voir des films. L’auteur est né en 1941 à Philippeville (aujourd’hui Skikda) en Algérie, où il a vécu jusqu’en 1960 avant de partir à Paris où il est, entre autres, devenu rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Il a réalisé La Cecilia et de nombreux autres films, dont le documentaire Marseille contre Marseille, avec Michel Samson. Dans ce texte, c’est comme si la conscience d’une mort prochaine cristallisait, ou densifiait, sa pensée, qu’il parle de ses médecins, des plantes du jardin ou d’une sculpture égarée. Il parle aussi de sa sœur Annie, elle-même cinéaste et anthropologue, qui s’installe chez lui lorsque la maladie le confine dans son appartement. Le soir, ils se font des recettes italiennes et regardent des films, exclusivement ceux produits par Hollywood entre 1949 et 1975. Cela donne de très belles pages sur They Live by Night (1948) de Nicholas Ray ou Qu’elle était verte ma vallée (1941) de John Ford. « Un film étonnant de simplicité, de beauté, j’ai envie de dire, de noblesse
Souvent, la situation est exposée, développée et conclue en un seul plan. Il y a un effet de condensation qui resserre notre rapport aux personnages. » Suit une analyse impressionnante sur la manière dont la demande de dignité s’inscrit à la fois dans le corps et la parole. Il ajoute : « Telle est sans doute la véritable dimension politique du cinéma : faire que soit reconnue, entre l’écran et la salle, la dignité des uns par les autres. »
Dignité
Mais surtout, il y a ces pages d’une acuité saisissante sur l’Ukraine. Ce livre est écrit pendant les tout premiers mois de la guerre (Comolli mourra en mai 2022) et l’Ukraine en est un des leitmotivs. L’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma se souvient de l’escalier du Cuirassé Potemkine (1925), rendant « atrocement rythmée la violence froide de l’armée blanche dans les escaliers d’Odessa ». D’Okraïna (1936) de Boris Barnet ou de la Symphonie du Donbass (1931) de Dziga Vertov. « Le cinéma, écrit-il, a filmé le moment où tout était possible, comme il n’a pas filmé, ensuite, sinon par fragments, l’impossible à filmer qu’était devenue l’URSS. » En découvrant comment il parle du montage de l’actualité (« Tu mets un bateau de guerre pour illustrer le port assiégé de Marioupol. — Mais c’est un patrouilleur italien devant le port de Gênes !? — Ça passera ») ou du documentaire (« Le réel est moins ce que je filme que ce que je ne filme pas »), on réalise que c’est comme si le flux continu d’images de cette guerre et l’usage qu’en font télévisions et réseaux sociaux lui permettaient de poser toutes les questions sur ce que filmer veut dire. Aujourd’hui, écrit-il, « la fin du cinéma, son exténuation, n’est autre que cette suite d’images sans histoires. (Voyons tout au contraire ce que Hollywood aura fait des vraies ruines de Berlin) ». Comme La Scandaleuse de Berlin tourné par Billy Wilder en 1947 ?
« Tyran »
C’est en cinéaste qu’il regarde et comprend les informations sur la guerre. Il voit ce que nous ne savons pas toujours voir. On se dit que, d’une certaine façon, il a eu de la chance que son confinement personnel coïncide avec le début du conflit et pas avec le cœur de la pandémie. Désormais, remarque-t-il, le Covid passé en bas de page, « la guerre d’invasion, tout aussi répétitive, offrait tout de même une matière plus excitante. Et l’on ne se privait pas de l’analyse psychiatrique du tyran du Kremlin quand celle d’un virus offrait moins de ressources pittoresques ». Nous voilà face à la fameuse table en marbre avec à un bout Poutine, assis. À l’autre bout, cinq généraux, debout. « L’un d’eux ose le geste d’appuyer ses mains bien à plat sur le marbre blanc de la table, comme s’il allait se lancer dans un plongeon de paroles. Mais il ne dit rien. Poutine le regarde. Le général fait un pas en arrière. » Quelques semaines plus tard, quelques dizaines d’heures d’images plus tard, Comolli n’a plus aucun doute, « c’est un film d’horreur l’atroce mise à mort d’un peuple ». Comme l’antisémitisme et la Shoah l’avaient déjà montré, il y a un type de guerre qui se livre « contre les morts et pas seulement contre les vivants, contre le passé et pas seulement le présent ».