Lire, avril 2011, par André Clavel
Odyssée vers l’enfance perdue
Dans cette fresque désenchantée, le narrateur pleure son frère et son pays abandonné par l’Europe.
Un magnifique roman d’apprentissage. Une odyssée vers l’enfance perdue. Un voyage au pays des morts. Un livre qui raconte comment on devient écrivain, pour apaiser ses blessures. Une parabole sur le destin de la Grèce, tiraillée entre son passé légendaire et son désir de se fondre dans une Europe qui l’ignore et qui la méprise. Tous ces fils se croisent dans Le Dicôlon, où Yannis Kiourtsakis – né à Athènes en 1941 – part à la recherche d’un frère à tout jamais disparu, une quête qui se dessine sur les sables mouvants d’une nation de plus en plus fantomatique, cruellement abandonnée par l’Histoire.
Le narrateur, 45 ans, est un homme déchiré. S’il décide d’écrire, c’est pour ressusciter le visage de son frère aîné, Haris, « un chien fou qui aimait passionnément la vie » mais qui s’est suicidé une nuit d’hiver à Bruxelles à cause d’un échec amoureux, à l’âge de 26 ans. Depuis qu’il a perdu son double, le narrateur est hémiplégique et il s’identifie au Dicôlon, ce personnage du théâtre populaire grec « dont la bosse n’est autre que le cadavre de son frère mort ». C’est cet être qu’il fera peu à peu revivre, afin de se retrouver lui-même : « Pour que tu voies ce que tu es, il faut que tu te reflètes dans ton frère », dira-t-il avant de remonter vers son enfance, pendant la Seconde Guerre mondiale, une époque où Athènes était encore un « immense village ». Cette enfance, le narrateur l’évoque avec une nostalgie délicate et il raconte comment il fit provision d’innocence entre un père juriste, une mère aux allures de pietà et Haris, ce frère tant admiré qui n’allait pas tarder à quitter le foyer pour faire des études en Belgique : on le suit pas à pas jusqu’à son suicide grâce aux lettres qu’il envoie à sa famille, des missives mélancoliques où il explique à quel point il fut déçu par l’Europe, un géant cynique qu’il croyait être le messager des Lumières… À travers son témoignage – qui se mêle aux confidences du narrateur –, ce sont toutes les désillusions de l’âme grecque que l’on découvre avec, en toile de fond, le lent naufrage d’un pays orphelin, privé de ses racines mythiques et condamné à l’exil dans les marges d’une Europe1. Écrit il y a seize ans, ce Dicôlon est un grand roman sur le deuil, une fresque désenchantée à lire à la lumière des dramatiques événements qui, depuis, ont confirmé les analyses de Kiourtsakis.
1. Voir L’Atelier du roman (mars 2011) : « La Grèce et l’Europe dans Le Dicôlon de Yannis Kiourtsakis ».