Charlie hebdo, 5 avril 2023, par Yannick Haenel
La jouissance est une phrase
C’est une rêverie où se confondent les grottes, l’eau des rivières et le sexe des femmes. C’est la jouissance qui se formule entière, nocturne, absolue. C’est la littérature lorsqu’elle s’écrit en sacralisant son propre amour. C’est le nouveau livre de Pierre Michon, Les Deux Beune, dont la première partie, « La Grande Beune », était sortie en 1996 – livre culte, roman fulgurant de 75 pages saturé de désir –, et dont la deuxième partie, « La Petite Beune », attendue depuis vingt-sept ans, inédite, quasi inespérée, paraît donc enfin, accompagnée de la première.
Autant le premier volet de ce roman racontait les frustrations passionnées d’un jeune instituteur qui débarquait pour son premier poste dans un village perdu où il n’en finissait pas de fantasmer sur Yvonne, la belle et inatteignable buraliste, autant la suite retourne le scénario libidinal, qui se livre sous le signe victorieux de l’assouvissement.
Oui, c’est l’histoire d’une victoire : Les Deux Beune racontent comment le désir masculin, en ne cessant de se faire des films -car le réel n’est jamais qu’une hallucination onaniste -, accède pourtant, en un instant miraculeux, à la souveraineté d’une femme : c’est elle qui, en un seul regard, fait passer le phallus de son ancien amant au jeune instituteur, lequel n’aura plus, de son côté, qu’à passer l’acte.
Les romans sont des clairières où converge une lumière délurée. Écrire, c’est écouter les « imaginations lubriques », suivre son désir au cœur des bois et chercher le secret du monde dans les fentes : Lascaux et les nymphes flottent ici ensemble. L’obsession sexuelle est l’origine de la narration masculine (c’est aussi en cela qu’il est bon de la censurer, sinon elle se change en domination et dégénère en violation).
Tout ici brûle précisément d’une telle censure – de l’interdit qui enflamme les désirs. Chacun ne pense qu’à ça. Le texte lui-même n’est qu’un rite en surchauffe qui accueille la mise à nu. « La jouissance est une phrase », écrit Michon. Les romans construisent une éclaircie du désir. Et depuis sa magnificence tourmentée, divagante et lascive, celui-ci nous gratifie d’un rêve éveillé, entre Freud et Bataille, où les jarretelles, les hameçons, les petits renards et la sombre transparence des bas Nylon composent une scène primitive qui nous renvoie aux vertiges de la division sexuelle.
Si le coït ne fait pas remonter en vous la mémoire des grottes, il n’est rien. C’est pourquoi les mythes, les fétiches et les polarités sexuelles se condensent ici en une matière charnelle qui fait ruisseler le monde.
Lisez ces phrases ardentes, lyriques, dévissées jusqu’au sublime. Des hommes ivres de profanation y kärchérisent des peintures pariétales pour en faire un garage, un jeune type y bande sans fin dans sa nuit, et c’est une femme qui mène cette comédie pour toujours.