Les Lettres françaises, avril 2023, par Pierre Gelin-Monastier
Pierre Michon ou l’archaïsme fait prose
Grande, imperturbablement blanche et haletante, oscillant entre la violente pudeur et la douce scélératesse, Yvonne s’est ainsi tenue, pendant vingt-sept ans, apparemment troublée et pourtant face aux furieux et naïfs élancements du narrateur de La Grande Beune, paru en 1996 aux éditions Verdier. À ce novella – ce « bloc de prose », dirait son auteur Pierre Michon qui se refuse invariablement, au fil des entretiens, à employer le vocable de « roman » – vient dorénavant s’ajouter un second volet de même longueur, « La Petite Beune », qui forme naturellement avec le premier, en une logique mathématique imparable, Les Deux Beune, paru en mars (Verdier, toujours).
Entre les bras de ces deux rivières aux lèvres ardentes, dans ce pays de gradins superposés et de grottes calcaires, sur cette terre archaïque où les hommes ont apposé leur sceau pittoresque depuis des temps immémoriaux, le drame universel du désir se joue, pur et brûlant, encore et toujours, entre deux êtres singuliers, simples, minuscules – ce qui les consume leur est perpétuellement hors d’atteinte –, même la chair une fois étreinte, pétrie, brisée.
Il aura donc fallu vingt-sept ans pour voir paraître une « fin » (gardons-nous de toute présomption quant à ce point final que l’écrivain pourrait, dans les années à venir, convertir en un de ces points-virgules qu’il affectionne tant) aux aventures du narrateur, dont nous connaissons dorénavant le prénom qui précède les civilisations, « Pierre », et de la belle buraliste. Nous savions, grâce aux confidences maîtrisées et distillées par Pierre Michon lors de ses passionnants entretiens réédités l’an dernier (Le roi vient quand il veut, Albin Michel), que La Grande Beune était le résultat concentré d’un plus vaste récit, initialement intitulé L’Origine du monde, qui courait sur trois fois plus de pages. Il expliquait alors que les deux tiers abandonnés en cours d’écriture étaient un ectoplasme recouvrant l’élan vital de du petit objet de trois cents pages qu’affectionne le marché sous le nom de roman. »
Il poursuit : « Seul méritait d’être publié ce qui l’a été : stoïque le désir fou et sans issue définie d’un très jeune homme pour la pulsion sexuelle pour ne laisser in fine apparaître qu’un objet fabriqué, planifié, ficelé, et nécessairement truqué puisque tendu vers l’arbitraire d’une forme fatiguée : celle une belle dame, désir que j’ai éprouvé moi-même pendant cent pages » (p. 136). C’est aussi à la lumière de ces lignes, et de bien d’autres pages des entretiens qu’il est hélas impossible de citer in extenso dans notre critique, qu’il faut lire Les Deux Beune, puisque l’écrivain est revenu sur sa décision première en ajoutant un second bloc de prose, la pliure physique de la page plaçant l’un et l’autre comme en miroir, le passé et le présent, la promesse et l’accomplissement, l’attente et l’assouvissement ne faisant plus qu’un dans la secrète intimité du livre refermé.
Nous avions donc laissé l’incandescente Yvonne dans son désir brutal, un « désir sous les ormes » et les noyers, invisible à l’ombre du bois saisi par le gel mais omniprésent par son silence même ; Yvonne, qui a l’air de toujours vouloir se dévoiler dans l’esprit d’un narrateur vorace et obsessionnel mais dont, tel le fait esthétique pour Borgès, l’imminente révélation ne se produit pas. On y croisait Hélène, l’indéboulonnable tenancière depuis des temps que nul souvenir ne pouvait jamais atteindre ; la jolie petite Mado, étudiante à la parole folâtre, à l’amour insouciant, au rire enfantin ; Jean le pécheur, chef en son bocal, en l’occurrence la Beune, un roi pécheur au prestige revendiqué mais qui ne veille sur d’autre graal qu’une potée de betteraves boueuses ; Jeanjean, enfin, l’homme primitif, à l’appétit rugueux, roublard et fruste comme le sont les premiers hommes pour qui depuis la première lune certaines femmes ne manquent pas d’éprouver une soif séculaire de chair et de sang.
Jeanjean est de ceux qui s’amusent de la blancheur, pour l’annihiler, la violenter, la dissimuler, la souiller : il blanchit la passion de la cavité antique ; il viole la blancheur de la fente présente. Il incarne l’âge premier du désir, celui qui ne transige pas, qui ne se domine pas, qui s’aveugle jusqu’au sacrilège et qui porte en lui la possibilité de la violence, la marque du « miel noir ». Nous sommes à « l’origine du monde », au cœur de l’énigme fondamentale de la différence des sexes que le récit expose sans résoudre, enlace sans circonscrire ni étouffer.
Il est convenu que Pierre Michon est un styliste hors pair, que sa prose étourdit le souffle du lecteur et l’oblige à ralentir, à respirer au même rythme que les imperceptibles nuances du récit. Mais l’on ne saurait réduire ce style à un esthétisme. Il est grand, non par l’esbroufe d’un jeu littéraire qu’il maîtriserait tel un grammairien en son amphithéâtre, mais parce que dans sa langue se niche la vérité même de l’action, de la parole et, bien en amont de tout cela, comme à la source des deux Beune, du désir même. Tout est contenu dans cette prose alors même qu’il ne se passe apparemment rien, ou si peu, c’est-à-dire l’essentiel.
D’une Beune l’autre, nous pénétrons à l’intérieur d’une géographie dont le désir charnel, préhistorique, forme le paysage tout entier et Yvonne, la confluence. La toponomie est d’aujourd’hui. Pierre Michon a pu dire que sa première phrase, inamovible au fil des moutures successives, avait (presque) donné naissance au livre tout entier : « Entre Les Martres et Saint-Amand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. » Le récit nous est donc bien contemporain et semble pourtant comme venir d’outre-tombe, précédent de très loin les histoires qu’on se raconte depuis l’enfance de l’humanité. Il précède le souvenir et fonde la parole qui s’exprime en un acte de mémoire, sans pour autant affirmer une quelconque transcendance : le centre se situe quelque part au ventre, où les mains peuvent empoigner avec brutalité, où les flux intérieurs sont comme de cruelles et involontaires caresses, où l’homme Pierre et la femme Yvonne peuvent enfin s’étreindre. Le centre, premier, archaïque, vital, universel, peut alors se faire littérature.