Le Matricule des anges, mai 2023, par Christophe Dabitch
Déracinement philosophique
Marc Crépon publie un journal de jeunesse tenu lors d’un long séjour en Moldavie au temps de la perestroïka.
Marc Crépon a vingt-cinq ans en 1987, il vient de finir l’École normale supérieure et s’apprête à effectuer son service national dans la coopération. Il n’est bien sûr pas encore le philosophe qui va tenter de penser les totalitarismes du vingtième siècle et, nourri par la littérature, la violence dans le langage. Il rêve alors du Japon mais il lit les poètes russes et commence par curiosité à apprendre cette langue. Il l’indique avec une certaine légèreté dans son dossier de candidature au ministère et c’est ainsi que sa vie sentimentale, intellectuelle et professionnelle prend un tournant qu’il n’aurait jamais imaginé : il est nommé en 1987 dans un pays satellite de l’URSS, la Moldavie, et plus précisément en tant qu’enseignant de français à l’université de la capitale Kichinev (aujourd’hui Chisinau). Il est le seul Européen de l’Ouest en poste dans ce pays à un moment crucial de l’Histoire qui bientôt provoquera la chute de l’empire, la perestroïka menée par Mikhaïl Gorbatchev.
Objet de surveillance politique voire policière, Marc Crépon tient durant ces neuf mois moldaves un journal qui rend compte de son initiation à la pensée en lien avec une situation politique concrète, mais aussi à l’amour et aux amitiés lointaines. Ce jeune homme momentanément déraciné raconte ainsi une situation historique qui a des résonances évidentes avec la guerre et la tragédie ukrainiennes actuelles. Marc Crépon y découvre en l’analysant cet homme abstrait inventé par le régime soviétique aux dépens de l’homme singulier, que des auteurs de l’Est ont bien sûr décrit ; la logique du colonialisme soviétique et aujourd’hui russe ; la mise au ban de la langue d’un peuple ; le quotidien intime et matériel de l’oppression ; les choix tragiques imposés à chacun pour espérer survivre ; le nationalisme et la question complexe des appartenances. Il y apprend aussi à se déprendre d’un certain éthos de l’intellectuel français bien formé : le sentiment de supériorité, le jugement hautain et le mépris du masque démocrate. Il décentre sa pensée, il se contraint à suspendre son jugement afin d’apprendre des autres, ces gens d’un autre monde politique. Il rencontre aussi celle qui deviendra sa compagne et par là même un pays qui sera le sien.
En juillet 2022, Marc Crépon tient un autre journal publié en postface et prolongement du récit de jeunesse. En revenant une énième fois sur place, en y retrouvant la maison familiale alors que la guerre est aux frontières et que les Moldaves se demandent s’ils ne seront pas la prochaine proie (Région autonome de la rive gauche du Dniestr ou « Transnistrie », Gagaouzie), il sait que cette formation concrète en Moldavie a décidé de son travail philosophique sur la violence. Et il sait aussi, malgré vingt années de publications et de conférences, qu’elle le « laissera toujours aussi démuni ». À chaque fois qu’il a eu le sentiment d’en avoir enfin fini avec la réflexion sur la violence conclut-il douloureusement, cela « n’était qu’une illusion ».