Le Temps, 27 mai 2023, par Annick Morard
Fuir la Russie, entre hier et aujourd’hui
Dans Quand nous nous sommes réveillés, Luba Jurgenson se souvient de son propre départ de l’URSS en 1975 à dix-sept ans.
Luba Jurgenson a fui la Russie. Non pas au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, mais il y a plus de quarante ans. En 1975, elle avait dix-sept ans et quittait un pays, un régime, une manière de voir et de vivre qui lui étaient profondément hostiles. La nuit du 24 février 2022, lorsqu’elle découvre que la Russie a envahi l’Ukraine, ses souvenirs refont surface : ses peurs d’alors, ses blessures, son enfance en Union soviétique, auprès de sa mère et de sa grand-mère, seul havre de paix et de vérité au milieu du « grand mensonge ».
Vice-présidente de l’association Mémorial France, spécialiste éminente de la littérature du goulag – en particulier de Varlam Chalamov, qu’elle a traduit, édité, étudié –, Luba Jurgenson a tenté toute sa vie de saisir les mécanismes de la violence. Son jugement aujourd’hui est sans appel : en Russie, ce n’est pas l’homme, mais la guerre qui est la mesure de toute chose.
Métaphore de la maison brûlée
Le constat est aussi sévère que douloureux. Les flammes embrasent les pages : elles courent sur le bras de la narratrice, succèdent aux bombardements, réduisent en cendres les maisons ukrainiennes, font vaciller les frontières européennes. La métaphore de la maison brûlée, comme une évidence, fait de ce récit une histoire de l’exil, de l’émigration, de ces milliers d’hommes et de femmes qui, au dix-neuvième, au vingtième et désormais au vingt et unième siècle, fuient l’autoritarisme russe, ses violences cycliques, ses épisodes de terreur.
Luba Jurgenson est aussi écrivaine de langue française. Dans un subtil récit intitulé Au lieu du péril, elle évoquait le vertige du bilinguisme et du biculturalisme, l’équilibre délicat de celles et ceux qui sont entre deux mondes. Dans ce nouveau texte, qui vogue également entre le témoignage et le récit poétique, sa pensée se cherche, s’égare, furète dans les tiroirs de la mémoire, dans les images poétiques, en quête d’un appui quelconque. Poètes et écrivains se succèdent alors, comme un dernier espoir, un ultime recours lorsque s’effrite le réel.