Le Monde, 7 novembre 2003, par Patrick Kéchichian
Le vrai secret du « nom juif »
Pour Jean-Claude Milner, le vieux continent européen n’a pas résolu son problème « majeur »…
Lecteur qui entrez dans ce livre, apprêtez-vous à abandonner, non pas vos illusions, mais ce que l’auteur, esprit éminent, ne va cesser de dénoncer et de vilipender comme telles. Il ne s’agit pas de discuter, de disputer d’une ou de plusieurs questions, au sens ancien du terme, encore moins – quelle naïveté – d’inviter au dialogue, il s’agit de recevoir le bloc des 74 thèses, accompagnées d’autant de notes (« Éclaircissements ») qui composent ce livre. Il s’agit d’appartenir, d’adhérer à cette pensée. Ou de s’en trouver exclu, c’est-à-dire renvoyé dans les ténèbres extérieures. Essayons de nous soustraire à cette dialectique qui ressemble à s’y méprendre à celle de la terreur.
De quoi s’agit-il ? De démontrer que l’Europe, depuis la fin du XVIIe siècle, a acquis la conviction de l’existence d’un « problème juif ». Selon Jean-Claude Milner, le « nom juif « est le problème permanent, « majeur», de l’Europe. Un « devoir pressant, sinon le premier des devoirs », s’est donc imposé « aux politiques », au point que « le progrès de la société moderne » en dépend : trouver une « solution définitive ». Pour y parvenir, les Lumières ont conçu des « innovations » qui, au milieu du XXe siècle, ont abouti à la Shoah. « On a pu soutenir », conclut Milner, que le parcours prenait ainsi fin. Pas du tout : « Il y a une suite, dont l’État d’Israël est l’anneau de transition. Cette suite nous mènera au présent, qui est marqué de profonds déplacements. » C’est ici que commence l’étude de ces « déplacements ».
Elle visera notamment à dénoncer « l’évidence et l’univocité de l’universel », « l’émergence [depuis la Révolution] de la société comme point organisateur de la vision politique du monde » et « la démocratie issue du logico-politique » (thèses 3, 4 et 17). En s’appuyant sur Lacan, en déployant toutes les possibilités de la logique mathématique et philosophique (avec un sens incontestable de la pédagogie), Jean-Claude Milner va avancer systématiquement sur deux fronts.
D’abord, la critique véhémente de la « vieille Europe », de sa culture, de sa tradition catholique et du « social-christianisme », « ciment mental de la société » qui joue un rôle croissant « dans l’élargissement de l’Europe (20 et 47). L’histoire contemporaine du continent est censée l’attester : « la victoire de Hitler », dit « le secret réel de l’unification européenne. Un secret qu’il faut premièrement oublier et secondement dissimuler » le « sens profond » de la réconciliation franco-allemande est de « faire comme si l’histoire n’avait pas eu lieu » (31). Deuxième front : « Le paradigme palestinien », « entièrement dérivé du paradigme européen, par l’intermédiaire de la relecture des guerres de libération » (41).
Impossible de détailler l’argumentation toute bardée de fer, de l’auteur. Retenons un seul mot, celui que les « rêveurs », les « médiocres », le « consensus des bien-pensants » s’obstinent à tenter, contre l’impossible, de conjuguer : la « paix » ou, pire, le processus de paix « (47 à 53). « De Durban à Paris », ce que l’ignorance des individus formés par le seul journal » ne peut voir, c’est le désir de la « disparition d’Israël » (exacte continuation de la volonté d’extermination, Israël étant venu prendre la place du nom juif). Désir qui s’exprime dans les formes de la paix polir l’Europe, dans les formes du djihad pour les musulmans » (53, 56 et 57). Dans la conclusion, on trouve même cette expression : « la paix expansionniste ».
Milner s’interroge enfin sur « le nom juif » (5 à 74), sur sa persistance opposée à la « figure noire, dont l’Évangile a fixé les traits à jamais dans la culture » (68). « Le Juif d’affirmation, le Juif d’interrogation et le Juif de négation » sont les trois « sommets séparés d’un même lieu » (70). Les « Juifs progressistes », qui appartiennent à la modernité, se confondant évidemment avec ceux de la négation. Parlant le « langage-bébé », ils disent : « Être juif c’est avoir le droit d’être impunément antijuif »
Jean-Claude Milner n’avance pas masqué. Son raisonnement n’est pas pervers par nature. Il est simplement, au regard d’une réalité tragique, terrifiant.