Le Monde diplomatique, juillet 2023, par Arnaud de Montjoye
L’exil de l’intérieur
Cette voix, ma voix, vous racontera les faits vécus par celle qui est sortie du même ventre que vous. Donnez-moi du thé pour me réchauffer la langue, fermez la porte pour que mes paroles ne sortent pas d’ici. » Fatima parle à ses sœurs. Elle raconte comment, quand on décide de partir au loin, qu’on doit affronter les exils de l’extérieur et de l’intérieur, on s’aperçoit peu à peu qu’on souffre du « mal de l’oubli », et que ce qui reste, ce qui continue à peser, c’est la tradition… Fatima revient avec sa fille dans son village du Rif marocain après de longues années passées dans une petite ville industrielle près de Barcelone. Rien ne la prédisposait à l’impensable exil. Élevée selon les règles, la fillette devenant femme va constater que sa condition obéit à une loi implicite qu’ont forgée les coutumes et usages, celle qui oblige à subir les arrachements successifs, ceux de l’enfance, de la puberté, de l’âge adulte. Elle est discrète, pas effrontée, travailleuse, la digne fille d’une « mère de lait et de miel ». C’est pour cela que, depuis sa visite à un « maître », mi-sage mi-édile, elle se sent comme « abîmée » par le contact de ses doigts glissant le long de ses cuisses. Et abîmée signifie impure. Et donc condamnée. Jusqu’au jour où elle comprend que le sang qui coule d’elle est un fait naturel : elle est en train de devenir une femme. Belle et bonne à marier. L’élu se nomme Mohammed, il a des cheveux de paille et il l’aime. Que demander de plus ? Fiançailles, mariage et arrachement : quitter la maison familiale pour habiter celle du mari, s’habituer à une nouvelle famille, découvrir qu’on n’y est pas bienvenue… Certes, Mohammed est amoureux, mais il s’absente. Dans un pays lointain, pour le travail. Revenant une fois l’an puis ne revenant plus. Il a juste laissé une carte-souvenir dans sa chair : une fille, Sara. Alors, considérée par sa belle-famille comme une femme qui a mérité ou provoqué l’abandon, Fatima part avec Sara retrouver le père.
Elle n’a qu’une adresse griffonnée qu’elle a apprise par cœur, faute de savoir lire et écrire. Quand, après bien des errances, elle et sa fille parviennent dans cette ville froide de Catalogne, elles se heurtent à une porte close. Elles vont découvrir leur tout nouveau métier de migrant. Vaille que vaille, Fatima va s’habituer à « être debout sur ses propres pieds », à rencontrer des inconnues pour leur demander du travail, à côtoyer des hommes dans les ateliers, à comprendre les codes étranges qui régissent les chrétiens et qui sont souvent aux antipodes des siens. Et elle a la certitude que ce qui la fait tenir, c’est ce poids venu du fond des âges, cet ordre patriarcal d’essence divine qu’elle tente désespérément de transmettre à Sara. Fatima raconte, et en parallèle se déroule la vie de Sara. La petite fille change, l’école, les livres qu’elle dévore, les rencontres qu’elle commence à faire l’éloignent de sa mère… Magistralement composé et écrit, ce roman, le quatrième de Najat El Hachmi, écrivaine catalane d’origine marocaine – elle a quitté son pays natal à huit ans –, croise arrachement et attachement, déracinement et accueil d’un nouvel horizon. Alors, la dédicace du roman prend toute sa force : « À ma mère, qui, sans savoir lire, m’a appris à écrire. »