La Vie, 4 juillet 2023, par Sarah Chiche
La perfection vertigineuse des Deux Beune
Pierre Michon lui-même nous avait prévenus : l’écriture vient quand elle veut, certainement pas quand on la prie de venir. On avait révéré Vies minuscules (Gallimard, 1984), adoré Maîtres et Serviteurs (Verdier, 1990). Mais depuis 2009, et l’éblouissement des Onze, on n’avait donc plus trouvé en librairie de nouveau texte de lui. Après seize ans d’attente, nous voilà enfin comblés. L’auteur reprend un récit publié il y a vingt-sept ans, en 1996, sous le titre La Grande Beune et lui donne avec la Petite Beune une suite tout autant qu’une reprise, tout en trouvailles et en retrouvailles. Tout change et rien n’a changé. Mais une chose est sûre : on ne croit pas avoir déjà lu quelque chose d’aussi splendide.
Nous sommes en 1961. Un tout jeune homme est nommé instituteur dans un village du Périgord, le pays des grottes préhistoriques. Un autobus l’y jette une nuit de septembre. Pluie d’automne, rues opaques ; on n’y voit rien. Voilà notre homme qui prend pension dans la panse d’une auberge, la seule du patelin, perchée « sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ». À l’intérieur, une salle « sang de bœuf », taverne tout autant que caverne dont le prince est un renard empaillé. Les ombres de buveurs au « parler rude » y courent sur les murs. Hélène y sert des charcutailles et du calvados ; Jeanjean possède une grange derrière laquelle on trouve, dit-on, l’entrée d’une grotte ; et Jean le pêcheur, court, halluciné, dans les herbes, trident à la main, pour traquer des poissons.
Bientôt, le narrateur se consume d’amour pour la buraliste du village, plus âgée que lui : Yvonne, yeux bleus, cheveux sombres, « peau de crème fouettée » – en laquelle il n’est pas interdit de voir un parfait hybride entre la Frieda du Château de Kafka, une Vénus préhistorique et le négatif d’une autre Yvonne, celle de Meaulnes. Naturellement, comme toute Yvonne de littérature qui se respecte, d’abord elle se dérobe. Il en va de la littérature comme du désir : on y jouit d’abord de l’attente et, une fois l’histoire consommée, on se consumera tout autant de lire enfin le livre ou de vivre enfin l’histoire que de l’avoir tant attendu(e).
Or, une fois qu’on a tenté de résumer Les Deux Beune, la grande de 1996 et la petite de 2023, qui sont tout aussi grandes l’une que l’autre, on n’a rien dit. On reconnaît un très grand livre comme on reconnaît le désir au ricanement éberlué dans lequel nous jette la question : « De quoi ça parle ? » tant, en l’espèce, la seule question qui vaille est bien « Comment ça parle ». Il y a une langue Michon. Elle a ses intransigeances, suppose qu’on consente à se laisser emporter dans son courant sans résister. « L’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas c’est un travail de chien », dit le narrateur. Ici, de page en page, d’une version de la Beune à l’autre, les phrases s’accouplent les unes aux autres, s’inversent et se répondent, en une liturgie archaïque, d’une perfection vertigineuse. Tous les temps se mêlent. Ici, une salle de classe devient une grotte dans laquelle des enfants à la préhistoire de leur vie apprennent à écrire. Là, la quête de Jean le pêcheur se superpose à celle des chasseurs-cueilleurs du paléolithique. Là encore, des roches, des branches d’arbres qui bruissent au vent comme des jupes, les bois fendus de multiples sentiers, une rivière qui coule dans son trou, le « fourreau des eaux perfides », et des forêts aux odeurs troubles, répliquent le corps de la femme convoitée.
On ne sera guère étonné d’apprendre qu’au départ Michon avait appelé ce texte L’Origine du monde. Brusquement, dans ce Périgord des rivières et des grottes, des hameaux occupés depuis le paléolithique, ce Périgord noir des forêts hantées d’animaux immémoriaux, pareils à la torche qui éclaire les parois d’une grotte pour mettre au jour des peintures mystérieuses puis s’éteint pour les replonger dans la nuit, deux corps tout à fait différents l’un de l’autre se rapprochent, s’éprouvent et s’épousent, dans l’éclair blanc d’une page qu’on tourne. Tout commence, tout s’origine. Et c’est superbe, absolument. La littérature n’est pas morte ; son roi est revenu.